« Convertissez-vous, car le royaume des Cieux est tout proche »
Apparemment voilà le tout premier enseignement de Jésus, tel qu’il l’a énoncé après son Baptême au Jourdain. Il y a de quoi nous surprendre. D’abord parce que la proclamation n’est pas si originale que cela, c’est le discours que tenait déjà Jean-Baptiste (Matthieu 3,2). Et puis, disons-le franchement, on a du mal à reconnaître là le résumé du message que Jésus a voulu adresser au monde. Où est la miséricorde divine, où sont les pauvres, où l’amour des ennemis, l’abandon à la Providence ? On voit mal un prédicateur d‘aujourd’hui reprendre ce propos pour s’adresser à son auditoire, quel qu’il soit. On le prendrait pour un doux dingue, qu’on conduirait prestement à l’hôpital psychiatrique.
Mais c’est probablement qu’on a pris l’habitude de prendre la venue du Royaume dont parle Jésus pour l’équivalent de la fin du monde. Or le Royaume de Dieu (la variante « Royaume des cieux » ne veut pas dire qu’il est au ciel : les ˝cieux˝ sont une manière révérencielle de désigner Dieu), ce n’est pas le monde futur, c’est une réalité présente. C’est une réalité en croissance (cf. les paraboles de la semence), c’est une réalité mêlée de bien et de mal (cf. le bon grain et l’ivraie, le filet qui attrape toute sorte de poissons), c’est une réalité qui est parmi nous et même en nous (cf. Luc 17,21). Annoncer l’imminence du Royaume, c’est dire de façon équivalente qu’autour de Jésus se constitue peu à peu une enclave du monde nouveau en plein milieu de l’ancien. Si le Royaume est là, c’est que Dieu a réussi à jeter une tête de pont de notre côté. En son Fils, il est désormais présent et agissant parmi nous. Saint Jean ne dit pas autre chose quand il rapporte la parole entendue de Jésus lui-même : « je suis le Chemin, la Vérité et la Vie » (14,6).
Et quant à l’invitation à la conversion, elle est tout sauf banale. Il ne s‘agit pas seulement d’une réforme morale, il s’agit d’un retournement de vie consécutif à la venue de Jésus parmi nous. Ce qu’il veut ce n’est pas un peu, c’est tout : « si votre justice ne surpasse pas celle des scribes et des pharisiens, vous n’êtes pas dignes du Royaume des cieux » (Matthieu 5,20). « Si quelqu’un vient à moi sans haïr son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs, et jusqu’à sa propre vie, il ne peut être mon disciple » (Luc 14,26). La morale qu’il propose n’est pas le raffinement de quelques préceptes de la Loi, il s’agit d’entrer radicalement dans les voies de Dieu, jusqu’à être prêt à donner sa vie.
Tout est donc déjà en germe dans cette première annonce. N’imaginons pas le Jésus de l’histoire comme un simple rabbi de village qui rêverait d’une réforme du judaïsme de son temps et qui croirait tout proche l’instauration du règne messianique. Quand on va dans cette ligne, on finit par récuser le Fils de Dieu transcendant qui est venu s’offrir en rançon pour la multitude, tel que l’Eglise nous l’enseigne. Non, en réalité, on ne peut sérieusement couper le lien entre Jésus et son Eglise et pas davantage entre l’histoire et la foi. Ou bien on renonce à pouvoir dire quoi que ce soit de Jésus de Nazareth ou bien on le prend dans toutes ses dimensions. Et si les commencements sont humbles, ils n’en sont pas moins porteurs de toute la richesse du Verbe incarné. A nous de savoir les y découvrir !
Michel GITTON