Comme nous pardonnons
Il y a souvent dans les paraboles du Seigneur, quelque chose comme une exagération qui la rend à première vue invraisemblable : d’une graine de moutarde, il ne sort pas un cèdre du Liban ; il n’y a pas de patron qui donnerait pour une heure de travail le salaire d’une journée complète. Le brutal retournement de l’intendant impitoyable qui, à peine libéré d’une dette énorme, veut faire rendre gorge à son débiteur qui lui doit une misère est un peu de ce genre. Quel que soit la méchanceté cachée au cœur de l’homme, il est difficile d’être amnésique à ce point-là !
Mais si Jésus force ici la note et souligne jusqu’à l’extrême l’incohérence du personnage, c’est que Dieu ressent les choses ainsi : loin de tout excuser, parce qu’il verrait les choses de haut et ne prendrait pas au sérieux nos incartades, il est le seul à savoir la gravité du mal. Pour lui notre péché est une réalité insupportable, car il abime un être qu’il aime et qu’il a voulu à sa ressemblance. Pour nous, au contraire, ce même péché parait généralement très excusable tant qu’il n’entraîne pas de conséquences visibles et si nous sommes heureux d’en être absouts, nous ne mesurons guère le prix immense de la grâce qui nous est faite ainsi. Par contre les torts que les autres ont à notre égard nous font souffrir et nous les trouvons alors particulièrement insupportables.
En mettant devant nos yeux l’incohérence absurde du débiteur impitoyable, le Seigneur nous oblige à réaliser la merveille qu’est notre retour en grâce, la « rémission » (la Bible ne parle pas de pardon) de nos péchés. Nous étions morts et nous voilà rendus à la vie, nous étions perdus et nous sommes retrouvés ! Tant que nous vivrons l’absolution comme un simple coup d’éponge passé sur notre âme pour en enlever quelques taches, nous ressentirons comme beaucoup plus réels les manquements de nos frères.
Mais, me direz-vous, comment voir notre péché à sa juste valeur ? Comment mesurer l’horreur de notre éloignement par rapport à celui qui est notre Tout, alors qu’il s’agit souvent de choses limitées, de légers manquements à la loi morale ? Précisément, si Dieu a permis que nous ne soyons pas de grands criminels, c’est déjà une grâce de sa part. Mais comme cette première grâce devrait déchaîner chez nous le désir de lui plaire totalement, de ne plus tolérer ces petits compromis qui nous séparent de sa volonté ! Comme elle est triste à ses yeux la médiocrité consentie par ceux qui ont beaucoup reçu et qui se sont habitués à la routine d’une vie médiocre !
Le test en tout cas sera notre réaction par rapport aux défauts des autres : s’ils nous paraissent révoltants, si nous sommes prêts à les accuser devant tout le monde, voire à nous venger de quelque façon, même cachée, c’est le signe que nous sommes passés à côté de la miséricorde et que celle que nous avons reçue ne nous a servi à rien….