Il ne retint pas jalousement le rang qui l’égalait à dieu
La prodigieuse hymne au Christ que renferme l’Epître aux Philippiens (2,6-11) est le nœud de tous les débats qui se nouent aujourd’hui encore autour de la personne de Jésus Christ : comme peut-il s’anéantir tout en restant le Fils de Dieu égal au Père ? Y a-t-il un seul abaissement (celui de la Croix), ou y en a-t-il deux (celui de l’Incarnation en plus) ? Comment comprendre le « c’est pourquoi » (v.9) : qu’est-ce qui fait que la descente se change en montée ? etc… etc…
Sans prétendre répondre à toutes ces questions, au demeurant passionnantes, je voudrais en soulever une autre. Nous sommes habitués par nos traductions liturgiques à entendre : « il ne retint pas jalousement le rang qui l’égalait à Dieu » (v.6), ce qui ne nous déstabilise pas trop, nous comprenons : Jésus, pour nous rencontrer et souffrir avec nous, accepte de perdre l’honneur qui lui revient comme Dieu, il ne s’accroche pas à ses privilèges. Un coup d’œil sur d’autres traductions nous prouve que ce n’est pas si évident que cela. La TOB par exemple donne ceci : « lui qui, de condition divine, n’a pas considéré comme une proie à saisir d’être égal à Dieu ». Proie qu’on ne cherche pas à conquérir ou droit acquis sur lequel on ne se cramponne pas, ce n’est pas tout à fait la même chose ! Le mot grec harpagmon (qu’on retrouve dans Arpagon, l’homme aux doigts crochus !) est insuffisant pour départager ces deux interprétations, ne cherchons pas pour l’instant à trancher la question. Mais ce qui est en jeu est l’image qu’on a de la divinité comme une proie. Ce que les adversaires de Jésus lui reprochent violemment, c’est précisément cela : s’arroger la divinité, la conquérir de force, tel est pour eux le blasphème : « toi, qui n’est qu’un homme, tu te fais Dieu. » (Jean 10,33). « Nous avons une Loi et d’après cette Loi il doit mourir, parce qu’il s’est fait Fils de Dieu » (Jean 19,7). Or celui-ci ne cesse de leur répondre qu’il ne fait rien d’autre que d’écouter le Père qui lui rend témoignage. Il ne conquiert rien, il reçoit ou, plus exactement, il n’a jamais cessé de recevoir du Père sa filiation. Entre la conquête orgueilleuse et prométhéenne et la réception filiale, il y a un abîme.
C’est autour de cet abime que se joue le drame de la rédemption. Satan avait laissé entrevoir à l’homme et à la femme la tentation d’être « comme des dieux », ce qui était d’autant plus tentant que tel était bien au départ le projet de Dieu, initier l’homme à une vie filiale qui lui permettrait un jour de tout recevoir de la bonté divine, partager sa vie éternelle, connaître l’intimité de la Trinité. Mais ce qui fait tout perdre, c’est justement que l’Ennemi pousse Adam à ravir ce qui est un don, vouloir le cadeau sans la relation qui le sous-tend, et finalement tout perdre ou presque tout. Un amour de soi qui n’est plus qu’une complaisance dans son Moi narcissique pousse les hommes à chercher leur gloire les uns dans les autres : « vous recevez votre gloire les uns des autres, et ne cherchez pas la gloire qui vient du Dieu unique » (Jean 5,44).
Jésus, à l’inverse, en ne cherchant pas sa gloire, en s’en remettant à son Père et à son Heure, manifeste une autre manière d’être Fils, celle qu’il vit de toute éternité près de celui qui l’a envoyé. Pour qu’elle nous soit partagée et que nous puissions y entrer à notre tour, il a fallu la Croix qui est précisément le moment du parfait abandon, où le Fils pousse à l’extrême « l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi », exact opposé du péché (« amour de soi jusqu’au mépris de Dieu »). Cela, lui seul pouvait le faire.