Qui sont les vignerons homicides ?
On a beau tourner pudiquement les choses autrement, on ne peut guère éviter la conclusion qui s’impose à la lecture de la parabole : ces hommes qui tuent les prophètes et jettent l’héritier hors de la vigne pour le tuer, ce sont les juifs, au moins ceux du temps de Jésus, qui répètent en l’aggravant la conduite de leurs pères. On a beau essayer de généraliser la leçon, en soutenant que ce refus n’est pas limité aux israélites, qu’il a lieu de tout temps et dans toutes les parties du monde, il faut bien reconnaître que le texte évangélique est d’une grande précision : la séquence des prophètes tous persécutés qui annoncent le Christ renvoie à l’histoire de l’Ancien Testament, mais surtout l’exclusion de la vigne avant le meurtre du Fils fait terriblement penser à la Passion qui commence par une mise hors la Loi, hors de la vigne d’Israël, et qui s’accompagne d’un supplice perpétré en dehors de la Ville sainte. Comme le dit l’Epitre aux Hébreux (13,11) : « Jésus, pour sanctifier le peuple par son propre sang, a souffert hors de la porte ».
Si le texte de la Parabole vise d’abord le peuple juif, on est encore plus mal à l’aise lorsqu’on lit la conclusion de Jésus : « Le royaume de Dieu vous sera enlevé pour être donné à une nation qui lui fera produire ses fruits ». Le Christ se laisserait-il entraîner à ce que saint Jean-Paul II a sévèrement critiqué sous le nom de « théologie la substitution » : le peuple juif, par son rejet de la Bonne Nouvelle, se serait disqualifié comme peuple de Dieu porteur de l’Alliance et tous ses privilèges passeraient automatiquement au compte de l’Eglise chrétienne ? On l’a sans doute longtemps pensé, mais est-ce bien cela que nous dit Jésus ?
Si on regarde un peu plus haut, on trouve d’abord une question de Jésus : « Eh bien ! quand le maître de la vigne viendra, que fera-t-il à ces vignerons ? ». La réponse ne tarde pas à arriver : « Ces misérables, il les fera périr misérablement. Il louera la vigne à d’autres vignerons, qui lui en remettront le produit en temps voulu ». C’est l’évidence même et Jésus laisse s’exprimer ce qui est notre pensée à tous : il faut punir sévèrement une si criante injustice et prendre ses précautions pour l’avenir en sélectionnant des gens plus valables. Mais est-ce la pensée du Seigneur ? Il semble que non, car sa réponse est la suivante : « N’avez-vous jamais lu dans les Écritures : La pierre qu’ont rejetée les bâtisseurs est devenue la pierre d’angle : c’est là l’œuvre du Seigneur, la merveille devant nos yeux ! ».
Mais que veut-il dire exactement par cette citation du Ps 117 (vv. 22-23) ? De quelle « merveille » s’agit-il ? La pierre de scandale, celle qui fait tomber et qu’on rejette, est devenue la pierre d’angle, celle qui permet d’édifier les murs de la maison ! On reconnait bien là une présentation du mystère pascal : Jésus rejeté devient mystérieusement l’élément cohésif sur lequel se construit Israël. Nulle trace d’un rejet du peuple juif, ce qui serait pour Dieu une bien pauvre vengeance ; la merveille, c’est que Dieu a tiré du malheur qui s’est produit le ressort même du relèvement. Nous ne sommes pas très loin de ce que nous explique saint Paul dans le merveilleux chapitre 11 (v. 11) de l’Epitre aux Romains : « Je demande donc: serait-ce pour une vraie chute qu’ils [les juifs] ont bronché? Certes non! Mais leur faux pas a procuré le salut aux païens, afin que leur propre jalousie en fût excitée ». Désormais Israël peut grandir en s’adjoignant ceux qui parmi les nations se sont ouverts à la Bonne nouvelle du salut.
On se posera peut-être la question : si Jésus dit (cf. plus haut) que le Royaume « vous sera enlevé », c’est qu’il y quand même bien une certaine forme de rejet. Le risque est grand en effet que ceux qui ont reçu une si grande responsabilité passent définitivement à côté de la merveille que Dieu est en train d’accomplir. L’opération du salut ne sera donc pas cent pour cent gagnante. L’avertissement vaut pour tout le monde.