Le pauvre et l’étranger
Nous avons sans doute besoin de retrouver toujours à nouveaux frais le lien qu’établit Jésus entre l’amour de Dieu et celui du prochain. Ce faisant, il est dans la droite ligne des prophètes d’Israël qui, depuis Amos, unissent dans une même réprobation l’injustice sociale et l’idolâtrie. Le passage du livre de l’Exode qui nous est proposé ce dimanche nous aide peut-être à mieux le comprendre : il y est question du pauvre endetté qui est obligé de donner en gage à son créancier le seul manteau qui lui reste. Dieu, du haut du ciel, sera sensible à sa détresse, quand toute la nuit il aura froid. Cette touchante attention en rejoint d’autres : celle que Dieu déploie pour le sourd dont on se moque parce qu’il ne comprend rien à ce qu’on lui dit et l’aveugle à qui on a envie de jouer un bon tour en mettant un obstacle sur sa route (Lévitique 19,14).
Dans tous ces cas, il s’agit d’un avantage possédé par certains, mais pas par tous. Ceux qui en jouissent, au lieu d’y voir une responsabilité à l’égard des autres, s’estiment seuls propriétaires d’un privilège qu’ils n’ont aucune envie de partager. Ils sont portés à dire, comme Staline, à ce qu’on raconte : « tout ce qui est à moi est à moi, tout ce qui est à vous est négociable ! ». Ce faisant, ils sont dans l’idolâtrie la plus odieuse : celle qui consiste à oublier leur condition de créature, comblée par Dieu de dons immérités. La possession leur semble un absolu dont ils oublient l’origine et ne voient pas le terme. Alors que Dieu lui-même est don et échange de don, ils s’enferment sur une illusion mortifère : celle de leur autosuffisance. Mais comme ces biens possédés ne peuvent leur suffire, ils vont éprouver une soif dévorante du « toujours plus » qui ne leur laissera aucun répit. Vision effrayante, qui est celle de l’enfer !
On sait que l’Eglise ne refuse pas de reconnaître la légitimité d’une certaine propriété privée qui, dans la situation de l’homme après le péché des origines, permet de préserver les acquis du travail et d’assurer une certaine protection à la vie familiale. Mais la propriété, comme l’enseignent les papes, est « grevée d’une hypothèque sociale » : elle n’est pas un absolu, elle doit céder devant la détresse des autres. Nous devons impérieusement apprendre que ce que nous avons reçu ne nous appartient qu’autant que nous le partageons.
Mais il ne s’agit pas seulement des biens économiques, notre appropriation va beaucoup plus loin, comme le montre le cas des sourds et des aveugles dont on se moque : tout avantage, si minime soit-il, alimente notre orgueil et notre désir d’écraser les autres. C’est un combat de tous les jours, qui doit nous amener à redire sans cesse : « que n’as-tu que tu n’aies reçu ? » (1 Corinthiens 4,7). Dieu a répandu ses dons dans une parfaite inégalité, pour nous conduire tous à nous mettre au service les uns des autres. Nous pouvons faire de ce merveilleux dessein le champ désolant de notre égoïsme, parce que nous aurons mis Dieu en dehors de nos vies, avec – en plus – l’occasion de l’accuser d’injustice.
Mais le Seigneur nous permet peut-être d’emprunter timidement la voie inverse.