Chers Rameaux
Nous avons vécu l’an dernier une expérience sans précédent : le jour des Rameaux, qui, chez nous au moins, rassemblait le plus grand nombre de participants à la messe, n’a connu en 2020 que des évocations virtuelles. Donc pas de bénédictions des Rameaux, pas des buis portés aux cimetières, ou installés dans les maisons. Les paroisses ont essayé de se rattraper au mois de juin, mais cela n’a concerné finalement que les pratiquants habituels et encore pas tous. Est-ce la fin de la religion populaire ? Ou plutôt le divorce est-il consommé entre le troupeau toujours plus réduit des fidèles inconditionnels de l’institution et la masse des Français ? Car la religion populaire ne se porte pas si mal, elle a des ressources que nous n’imaginons peut-être pas. Les médailles et les images pieuses font recette et internet, sur ce point comme sur d’autres, satisfait des demandes qui n’ont plus besoin de passer par des organes officiels.
Ce qui est en jeu avec les Rameaux, c’est l’affirmation d’une différence. Avoir des rameaux chez soi, accrochés au portrait d’un parent défunt ou suspendu derrière un crucifix a toujours signifié une appartenance, lointaine peut-être mais réelle, à la suite de Jésus Christ. Loin d’être seulement des porte- bonheur, comme on a feint de le croire quand on a cherché à purifier la foi en disqualifiant ces « superstitions » d’un autre âge, les rameaux rattachent ceux qui les portent à la troupe un peu hétéroclite et inorganisée de ceux qui ont suivi le Prophète Jésus dans les rues de Jérusalem, le jour où il a voulu se présenter enfin comme le Messie attendu. A ces gens-là on n’avait pas fait passer un examen de catéchisme, et tous n’avaient sans doute pas un certificat de bonnes mœurs, mais ils avaient pour certains été guéris par Jésus, d’autres l’avaient entendu tenir tête aux docteurs de la Loi, d’autres disaient « nul homme n’a jamais parlé comme celui-là ! » et ils suivaient, et ils chantaient et ils brandissaient leurs palmes. Pendant un moment, ils se prenaient à croire que tout pouvait changer, que Dieu allait faire des merveilles inouïes, comme au temps de l’Exode ou sur le passage d’Elie. C’est pour eux que le Christ avait inventé cette liturgie (il l’avait préparée bien à l’avance, comme nous le montrent les Evangiles: « allez au village d’en face, chez un tel…. »). Il était important pour lui de rassembler ainsi ses disciples proches ou lointains, de leur montrer qu’ils n’étaient seulement quelques-uns perdus dans la masse, mais qu’ils formaient un petit peuple et qu’il était leur chef. Sans doute ne se faisait-il pas beaucoup d’illusions sur leur résistance à l’heure de l’épreuve et de la Croix, mais un bon nombre a dû quand même se retrouver dans la primitive Église.
Si Jésus a voulu ce rassemblement, c’est qu’il y a toujours place dans son Eglise pour le grand nombre, pour ceux qu’il a touché de façon parfois très indirecte et qui sont attachés à lui pour des raisons qui ne nous paraissent à nous pas assez sérieuses, mais qui le sont peut-être plus qu’on ne le croit. Son Eglise a longtemps su accepter cette frange insolite, elle a béni les récoltes, encouragé les confréries, fait des pèlerinages un mélange de fiesta et de dévotion. Cela ne veut pas dire qu’elle n’a pas cherché à éduquer, à corriger de-ci de-là certaines déviances, qu’elle n’a pas promu des formes plus élevées de religiosité, mais dans l’ensemble elle a fait confiance à l’instinct religieux des hommes. Et c’est ainsi que les foules l’on suivie.
Or, à notre époque, comme au moment de la Réforme protestante, est survenu comme un raidissement, pour ne pas dire un dessèchement : « il ne faut pas en faire trop, une lumière sur l’autel, ça suffit », « génuflexion, si vous voulez, mais à un seul genou », « non pas de mortifications comme cela, faites bien votre travail et ça suffira », « si vous n’avez pas le temps de prier, les vieilles dames feront le reste ».
Nous allons retrouver les Rameaux (du moins espérons-le). Partageons-les largement à ceux qui se présentent.