Le tribunal du Christ
La première épître aux Corinthiens de saint Paul est à mon avis le seul texte où apparaît cette expression, même si l’on trouve ailleurs dans le Nouveau Testament l’idée que le Christ est venu pour accomplir le jugement. Cette confrontation avec le Christ-juge peut s’entendre du Jugement dernier où tout sera mis à plat devant le Seigneur venant dans sa gloire, « il viendra juger les vivants et les morts » comme nous disons dans le crédo. Elle peut aussi se comprendre de ce qu’on appelle le jugement particulier qui intervient au moment de la mort et décide du sort éternel de chacun. C’est cela qui les différencie : le jugement ultime, qui comporte, lui, un aspect social : ce ne sont plus seulement les individus qui sont confrontés à l’absolu de Dieu mais des sociétés, des mondes qui seront passés au crible. En ce sens, c’est une récapitulation de tous les jugements particuliers qui révélera quelle part d’humanité a choisi de « plaire à Dieu », comme dit notre texte, et quelle part s’en est séparé, quelles réalisations étaient inspirées par l’amour et quelles œuvres n’étaient que de l’orgueil.
Ce qui m’amènerait à penser que c’est plutôt le « jugement particulier » auquel fait allusion saint Paul, c’est le côté très personnel de ce jugement : « chacun » doit apparaître à découvert (après sa mort), d’autre part il aboutit à un état où, tout en étant « en exil loin de ce corps » (donc pas encore ressuscité), on goûte déjà le bonheur d’habiter avec le Christ. Paul lui-même envisage comme un terme heureux d’être « près du Seigneur » (2 Corinthiens 5,8) et visiblement cette perspective n’est pas encore celle de la Résurrection. Par ailleurs, un tel bonheur, même encore en attente, est inconcevable sans un jugement, c.a.d. une mise au clair définitive opérée en présence de l’amour brûlant du Christ.
Aujourd’hui on discute beaucoup sur la nature de cette « mise au clair » : est-ce l’énumération des actes bons ou mauvais enregistrés au cours d’une vie ? On pense plutôt que ce qui rentre en ligne de compte, c’est l’orientation générale, la direction prise, ce qu’on appelle « l’option fondamentale », mais celle-ci est-elle indépendante des actes concrets qu’on a posés ? « Par son choix fondamental, l’homme est capable d’orienter sa vie et de tendre, avec l’aide de la grâce, vers sa fin, en suivant l’appel divin. Mais cette capacité s’exerce effectivement dans les choix particuliers d’actes déterminés, par lesquels l’homme se conforme délibérément à la volonté, à la sagesse et à la Loi de Dieu » déclare Jean-Paul II (Veritatis splendor n. 67), qui ajoute : « avec chaque péché mortel commis de manière délibérée, (l’être humain) offense Dieu qui a donné la Loi et il se rend donc coupable à l’égard de la Loi tout entière (Jacques 2,8-11) ; tout en restant dans la foi, il perd la ” grâce sanctifiante “, la ” charité ” et la ” béatitude éternelle ” » (n. 68).
Il y a une certaine tendance aujourd’hui à penser que rien n’est joué avant la rencontre avec le Christ à l’heure de la mort, c’est là que nous serions sauvés (ou damnés) par l’accueil (ou le refus) que nous ferons de sa miséricorde. Moi-même je suis souvent allé dans ce sens, jusqu’à ce que je voie les limites de cette position : la principale, c’est qu’elle rend vaine toute la vie qu’on a menée auparavant, puisque rien n’engagerait l’avenir dans ce que nous vivons présentement sur terre. Que l’on ne me cite pas ici l’exemple du Bon Larron pour qui tout a été gagné à la dernière minute : c’est vrai, mais son acte de foi est antérieur à la mort, il est encore sur ce versant où nous sommes et pas dans le face-à-face avec le Christ glorieux. La mort marque une étape d’irréversibilité, le jugement intervient une fois finie la vie terrestre, au moment où celle-ci a pris en quelque sorte sa consistance (ou son inconsistance !) définitive. Qu’on puisse se convertir entre la margelle du puits et le fond de l’eau, j’y crois très fort, mais c’est autre chose de dire que, voyant enfin le Christ dans sa vérité, on pourrait encore se rallier à lui, quelle qu’ait été la vie qu’on a menée avant. Non, il faut dire que nous ne pourrons le reconnaître dans sa gloire que si nous nous sommes ouverts à lui (d’une façon ou d’une autre) dans le clair-obscur de la vie présente et si nous avons commencé à ajuster notre vie sur ses intentions. Sinon, on en revient à la vieille thèse selon laquelle le mal est simplement une ignorance et que si nous savions tout nous serions sans péché.
Voir le Christ dans sa vérité définitive stabilisera la réponse de l’homme mais ne la changera pas.