Savoir dire non
Saint Jean-Baptiste, dans l’évangile de ce dimanche, donne une bien étrange description de la mission du Christ : « il tient à la main la pelle à vanner pour nettoyer son aire à battre le blé, et il amassera le grain dans son grenier ; quant à la paille, il la brûlera au feu qui ne s’éteint pas ». Je n’ai encore jamais vu de tableau qui nous montrerait Jésus tenant ce genre d’instrument, et je n’ai non plus entendu beaucoup de commentaires de ce verset. Le sens pourtant est assez clair : le Messie opérera un tri radical entre les bons et les mauvais, le vrai et le faux, comparable à celui dont Jésus lui-même nous parle à propos du bon grain et de l’ivraie (Matthieu 13, 25-40), à cette différence près que là, ce sont les anges qui sont chargés de l’opération, tandis que Jean-Baptiste attribue directement au Christ le tri, qui est comparé au vannage, un travail qui consistait, d’après ce qu’on nous dit, à « séparer des grains battus de leur balle et de leurs impuretés, soit en les lançant en l’air avec une pelle, soit en les secouant dans un van » (Dictionnaire Larousse).
Prenons la mesure de ce qui nous est dit : Jésus n’est pas seulement là pour accueillir les élus au paradis, c’est lui qui déjà opère la division, ou au moins la constate. Cela nous rappelle une autre phrase à laquelle nous ne prêtons guère attention : « Voici que cet enfant provoquera la chute et le relèvement de beaucoup en Israël. Il sera un signe de contradiction » (Luc 2,34). Loin d’arranger les choses, de chercher des compromis, le Christ va provoquer une décision et donc une division. Il est la pierre sur laquelle on bute, mais qui devient aussi la pierre d’angle, sur laquelle tout s’édifie et se structure. Rien, d’un autre côté, ne peut s’édifier sans cette mise à l’épreuve.
Nous avons beaucoup de mal aujourd’hui à accepter une telle clarification, car elle nous semble aller contre la charité, la miséricorde, la tolérance etc… Nous voyons beaucoup d’encouragements au bien, beaucoup d’efforts pour ne pas rompre avec ceux qui pensent différemment de nous et ce n’est sans doute pas sans valeur, car il ne faut pas aller trop vite et risquer de décourager des tentatives sympathiques qui pourraient aller dans le bon sens, il faut aussi nous critiquer nous-mêmes et vérifier que nous ne parlons pas au nom de nos préjugés et de nos habitudes. Mais, d’un autre côté, à ne rien dire, ou plutôt à laisser tout dire, on rend un piètre service aux autres. S’il n’y a pas un moment où l’on peut affirmer : « ceci est faux », que vaut la vérité que nous prêchons ? Et puis quelle estime avons-nous des autres, si nous les croyons incapables d’accueillir une vérité qui dérangerait ?
Les philosophes nous disent que le principe d’identité ne va pas sans celui de non-contradiction. Laisser croire que tout et le contraire de tout peuvent coexister est une illusion paresseuse. Et dangereuse, car elle nous prépare à tous les esclavages et introduit le mensonge comme condition de survie face à un pouvoir qui mettrait la vérité sous tutelle.
Le Christ en venant chez nous a apporté aux hommes une vérité si profonde et si universelle qu’on pourrait croire qu’elle n’entre en opposition avec rien, qu’elle se situe simplement plus haut, ce qui nous permettrait d’être d’accord avec tout le monde, mais c’est une illusion. Il est venu nous mettre devant un choix. C’est à ce prix que la Vérité nous rendra libre (Jean 8,32).