La troisième tentation
Dans l’évangile selon saint Luc, l’ordre de trois tentations du Christ n’est pas tout à fait le même que dans celui de saint Matthieu : là où le premier évangile (Matthieu) finit par la proposition d’adorer Satan pour avoir la souveraineté sur tous les peuples de la terre, mettant en deuxième place la proposition faite à Jésus de se jeter du haut du pinacle du Temple, le troisième, celui de Luc, met les deux épisodes dans l’ordre inverse, finissant donc par la tentation du succès rapide : un miracle retentissant fait en public pour provoquer l’enthousiasme populaire.
On dit souvent que cet ordre de succession coïncide avec l’orientation de l’ensemble de l’évangile lucanien, qui met en valeur Jérusalem et plus précisément le Temple : c’est là qu’il commence (l’annonce faite à Zacharie) et c’est aussi par cela qu’il se termine (« et ils étaient sans cesse dans le Temple à bénir Dieu »). Peut-être. Mais je crois surtout qu’il traduit une progression dans l’attaque, puisque le Diable, cette fois-ci, va jusqu’à citer l’Ecriture Sainte qui avait servi jusque-là à Jésus de riposte. En citant le verset 11 et 12 du psaume 90 (91): « il donne mission à ses anges de te garder sur tous tes chemins. Ils te porteront sur leurs mains pour que ton pied ne heurte les pierres », il s’insinue jusque dans la Parole de Dieu pour essayer de le déstabiliser.
Peine perdue. La réponse de celui-ci est encore prise à l’Ancien Testament : « tu ne tenteras pas (ou : tu ne mettras pas à l’épreuve) le Seigneur ton Dieu ». Il ne faut évidemment pas la comprendre comme si le Christ lui disait : « il ne faut pas me tenter, car je suis ton Dieu » ! Grossier contresens que l’on fait souvent. C’est de lui, Jésus, qu’il s’agit : il ne doit mettre son Père au défi de le sauver in extremis en l’obligeant à faire un miracle.
Arrêtons-nous un moment sur cette réponse qui a l’air de fermer provisoirement la bouche à l’Ennemi, puisqu’il s’éloigne ensuite, en attendant son heure (la Passion). Tenter Dieu (ou le mettre à l’épreuve, c’est le même mot en hébreu et en grec), c’est tout ce qu’a trouvé l’ennemi pour entrainer Jésus dans son camp : il s’agit de requérir la puissance de Dieu pour l’amener à faire notre volonté, c’est le prendre au piège de sa bonté et de sa générosité en le sommant d’intervenir pour arrêter une catastrophe que nous avons-nous-même provoquée. C’est l’inverse de la confiance filiale dont le Christ fait preuve sans cesse, mais qui n’a de sens que dans un contexte d’obéissance à la volonté du Père : oui Dieu peut tout, il est le maître de l’impossible, mais sa puissance ne s’exerce que dans le sens de sa volonté, qui n’est pas forcément la nôtre. En 71 de notre ère, les juifs extrémistes qui s’étaient réfugiés à Massada au moment de l’occupation de la Ville Sainte par les romains ont sommé Dieu de faire un miracle en faveur de son Peuple, mais ils l’ont attendu en vain et ont fini par se tuer les uns les autres jusqu’au dernier qui s’est suicidé. Triste épilogue d’une « tentation » poussée à l’extrême !
On voit mieux en quoi Jésus se distingue de ces tentatives démentes d’annexer le Maître de tout. Ne pas tenter Dieu, pour lui, c’est d’attendre son Heure, c’est de ne rien faire pour forcer les évènements, c’est d’accepter la souffrance qui l’accable et même le silence du Père, tout cela sans jamais se départir de sa confiance, de son abandon entre ses mains.