Permis de rêver ?
Nous avons tous besoin de rêver un peu, car nous sommes des enfants. Ce qu’il faut, c’est que ce rêve ne nous détourne pas de la réalité, qu’il ne nous enferme pas en nous-mêmes, mais qu’au contraire, il nous prépare à affronter le monde extérieur avec plus de profondeur et donc plus d’efficacité. L’imaginaire biblique est pour cela bien utile.
Nos pères dans la foi ont beaucoup rêvé autour de l’Epiphanie du Seigneur, leurs tableaux en portent la trace. En des temps où la catholicité était réduite à l’Occident, coupée de l’Asie et de l’Afrique par le monde musulman, ils se sont plus à montrer aux pieds de l’Enfant Dieu et de sa Mère de riches visiteurs venus de toutes les contrées du monde connu. Ils se sont réjouis par avance de ce jour béni où les foules des quatre coins de l’horizon viendraient se joindre aux hommages de l’Eglise. Au lieu de croire que l’Eglise militante se ramenait en définitive à quelques royaumes terrestres vaguement acquis à la cause du Christ, ils ont mis en images le moment des grandes retrouvailles que Jésus lui-même avait laissé entrevoir : « beaucoup viendront de l’Orient et de l’Occident s’asseoir avec … » (Matthieu 8,11).
Notre foi à nous manque de cette ouverture visionnaire. Tout au plus rêvons-nous aujourd’hui d’une cohabitation pacifique avec les religions non chrétiennes, ce qui est sans doute déjà fort souhaitable, mais ne répond pas aux perspectives que nous ouvre l’Epiphanie. Si le Verbe s’est manifesté dans la chair, c’est pour le salut de tous les hommes, et pas seulement pour le confort spirituel de quelques populations restées catholiques, on ne sait pourquoi. Le salut, c’est la rencontre de Jésus et rien d’autre, ce n’est pas la récompense d’une vie vertueuse ou même religieuse. Quand, comment, sous quelle forme se fera cette rencontre, nous ne le savons qu’à petite échelle : pour nous et pour ceux qui sont autour de nous et à qui nous devons présenter la Bonne Nouvelle. Pour ce qui est l’horizon le plus large, Dieu seul sait les temps et les moyens.
Mais nous, au moins, rêvons de cette rencontre heureuse autour de l’Agneau immolé, où nous nous retrouverons tous, ceux du Sud et ceux du Nord, de l’Est et de l’Ouest, les Papous et les Esquimaux, les anciens adorateurs de Shiva et les ex-sectateurs de Moon, les musulmans détrompés et les athées repentis, dans une commune adoration. Alors eux nous ferons part de leurs pensées, ils nous expliqueront leurs poètes, ils nous feront entendre leurs instruments, ils nous diront le long chemin de leur recherche de Dieu, ils verseront eux aussi leurs trésors, comme jadis l’or, l’encens et la myrrhe, tandis que notre Sainte Mère l’Eglise leur présentera toute fière le petit Jésus, comme Marie tenait son Enfant.
Ce rêve est celui qu’ont fait tous ceux qui sont partis au devant de leurs frères pour leur partager la Bonne Nouvelle. C’est lui qui leur a permis de franchir les mers et les déserts et d’affronter la malaria, les prisons et la mort. Il n’avait rien d’insensé et peut-être que, certains jours, ils l’ont vu, en partie, réalisé : dans ces foules bigarrées qui se pressaient autour d’eux pour leur demander la Parole de Dieu, dans ces voix innombrables comme les eaux profondes s’élevant vers le ciel pour acclamer le Christ, dans ces mains tendues vers le ciel…
Comme nous ne rêvons plus, nous ne voyons plus rien de tel se produire, nous n’avons que des statistiques pour nous expliquer que, dans notre pays au moins, il y a toujours moins de baptêmes d’enfants, moins de mariages religieux, moins de vocations sacerdotales, que l’on regroupe les paroisses, avant de regrouper les diocèses. Et nous nous rendormons, en nous disant de c’est ainsi et que, s’il y a moins de chrétiens, ils seront nécessairement de meilleure qualité.
L’Epiphanie nous fera-t-elle rêver un peu ? Il est temps.