A cause de moi
Les béatitudes ne sont pas un traité de morale. Car si la douceur est une vertu comme la miséricorde et la pureté, les larmes ne font pas partie des qualités qu’on peut souhaiter, la pauvreté non plus à première vue, et quant aux coups et aux calomnies que Jésus nous annonce, on aurait mauvaise grâce de les chercher. Ce qui fait l’unité de cet ensemble un peu disparate, c’est le lien de toutes ces situations avec Jésus. On a souvent dit que les béatitudes étaient un autoportrait du Maître galiléen et ce n’est pas faux, mais il n’est pas seulement celui qui a vécu ces situations, il est aussi celui qui nous invite à les connaître avec lui et même pour lui.
Chacune d’entre elles, à bien y regarder, est marquée par une souffrance ou au moins par une privation : la douceur suppose d’avoir surmonté la tendance naturelle qui est de nous faire justice nous-mêmes, la pureté amène à écarter les occasions qui nous détournent de l’essentiel et du véritable amour, la miséricorde s’achète au prix du renoncement à la vengeance ou au ressentiment, la faim et la soif de la justice supposent une quête aride de la sainteté, – sans parler de la pauvreté, des larmes, des calomnies etc. Privations, volontaires ou involontaires, chacune d’entre elles est occasion de nous mettre dans la position que Jésus lui-même a connue et à travers laquelle il nous a sauvés, lui qui, « au lieu de la joie qui lui était proposée, méprisant l’infamie, a souffert la croix » (Hébreux 12,2).
On va me dire : « mais il y a un mot qui ne va pas du tout avec ce que vous nous expliquez : c’est celui d’heureux qui ponctue chacune de ces situations ; qu’y a –t-il d’heureux dans tout cela ? » Eh bien ! Voilà le défi que Jésus nous lance : ces choses tout-à-fait contraires à notre confort sont la chance de notre vie, si nous les recevons de sa main ! Car lui, il les a vécus (et à quel degré !) par amour de nous et de son Père. Et il a attend que nous aussi nous les vivions en union avec lui dans la joie, non la plaisir masochiste de nous faire souffrir, mais comme une occasion inespérée de faire quelque chose de tout petit pour lui, de mettre nos pas dans les siens, de trouver le secret qu’il nous a montré d’un bonheur plus vrai.
Ceux qui ne nous proposent que des profits immédiats, la joie de la consommation, le plaisir à bon marché, ne nous respectent pas. A l’homme (et à la femme !), il faut un autre appel, bien plus en profondeur, qui réveille leur dignité d’êtres faits pour l’absolu. C’est pourquoi, depuis deux mille ans, « heureux les pauvres » retentit si fort dans leur cœur !