L’amour du prochain
C’est quand même curieux que cette perle des perles (« tu aimeras ton prochain comme toi-même ») se trouve dans le livre biblique où on l’attendrait le moins. Pensez donc, le Lévitique ! Ce livre indigeste où s’effritent les résolutions de beaucoup qui voulaient « lire la Bible » et qui se sont arrêtés piteusement autour de ces versets où on règle minutieusement les sacrifices d’expiation ou l’habillement du Grand Prêtre… Eh bien c’est là, au chapitre dix-neuf, que se trouve cette phrase incandescente reprise par Jésus et qui met le feu sur la terre.
A vrai dire, il y a dans ce même chapitre un autre trésor qui mérite de retenir notre attention : « Soyez saints, car moi, le Seigneur votre Dieu, je suis saint ». Les deux ne sont d’ailleurs pas sans rapport, car juste après avoir énoncé le commandement « tu aimeras ton prochain comme toi-même » et l’avoir fait suivre de quelques conséquences pratiques, le texte termine par : « je suis le Seigneur », comme si c’était la justification de tout ce qui précède. Comment comprendre ? « C’est parce que je suis le Seigneur que je peux exiger cela de vous », ou peut-être « c’est parce que je suis le Seigneur que je conçois une chose pareille » ?
Depuis la Réforme protestante, nous avons du mal à tenir ensemble le culte et la morale. On nous a tellement dit que le Seigneur, n’ayant besoin de rien pour lui-même, n’attendait rien d’autre de nous que le service que nous pouvons rendre aux autres, à commencer par les pauvres. Dans cette optique, le soin pour la liturgie, les heures passées en prière, la pénitence offerte sur notre sommeil ou notre nourriture sont choses vaines, une façon de nous faire plaisir, en flattant notre amour propre. Or justement les Ecritures ne nous disent pas cela : s’il y a des textes qui dénoncent un culte sans vérité, qui oublie les devoirs élémentaires à l’égard des faibles, le plus souvent les commandements mêlent prescriptions liturgiques et exigences éthiques, comme on le voit dans l’Exode et comme cela apparait dans notre texte du Lévitique.
Vous croyez que c’est évident de savoir aimer le prochain ? Vous pensez qu’il suffit peut-être pour cela d’un peu de gentillesse et de se montrer accueillant, de donner un peu de son superflu et de ne pas trop répondre aux injures. Misère ! Qu’a-t-on fait du second « grand commandement » que Dieu nous a donné ? Comme si nous pouvions le savoir sans le fréquenter, Lui le Dieu Saint ! C’est dans une certaine familiarité avec Lui qu’on puisera la générosité sans fond qu’on devine derrière ces mots de feu, c’est près de Lui que nous apprendrons son immense compassion pour la misère humaine, c’est à son contact qu’on saura s’abaisser comme Jésus l’a fait. Mais il ne s’agit pas seulement de découvrir les mœurs divines, il faut surtout nous laisser façonner par elles. Et c’est exactement cela que nous donne le culte, la prière liturgique. Là nous sommes transportés dans la sainteté de Dieu, détachés de nos centres d’intérêt habituels, revêtus de l’habit de fête, entrant dans le ballet où les anges entourent le Trône de la Gloire, nous devinons l’échange éternel et mystérieux du Père et du Fils partageant le projet du salut du monde. Et, devant cette splendeur, nous savons que nous ne pouvons plus négocier notre vie au plus juste en distribuant parcimonieusement nos aumônes.
Opposer le culte et la charité, c’est se priver de la source vive d’où émane précisément la charité, c’est la réduire à une philanthropie humaine. Bien sûr, comme nous sommes pécheurs, la liturgie elle-même peut être un refuge à notre égoïsme et à notre complaisance en nous-mêmes, mais alors elle deviendra vite ennuyeuse, tant et si bien que nous nous dirons qu’il y a quelque chose qui ne va pas et, espérons-le, nous reprendrons alors la bonne direction…