Avec des gémissements inexprimables
Le passage de la lettre aux Romains où il est question de ces gémissements « inénarrables » (c’était l’adjectif employé dans la traduction que j’utilisais alors) m’a longtemps trotté dans la tête. Que pouvait être cette prière faite de gémissements aussi plaintifs ? La prière ne peut-elle pas être sereine, un doux abandon dans les bras du Bon Dieu !
Certes, elle peut être cela, mais, soyons francs, ce n’est pas souvent le cas, elle est plus souvent combat contre les distractions, effort pour ressaisir le fil de ce nous voulons méditer, quand ce n’est pas plus gravement : colère, révolte, cris vers le ciel, questions sans réponses, etc… Luther qui réagissait à une présentation idyllique de la prière rappelait le verset du cantique d’Ezéchias (Isaïe 38,13) où il est dit : « il a broyé chacun de mes os ! ».
La prière chrétienne est tout sauf un exercice de relaxation, ou une cure de décompression. Elle est cette aventure unique où la liberté divine vient rejoindre la petite liberté humaine. Car Dieu a beau se rapprocher et se mettre à notre pas, la distance est grande entre l’infini et le fini, entre l’étoile du ciel et le ver de terre que nous sommes… De plus, nous sommes pécheurs et nous avons pris des tas de mauvaises habitudes, nous sommes susceptibles, inconstants, capricieux, têtus, nous voudrions que tout nous soit servi sur un plateau. La prière va être le temps d‘ajustement de notre volonté avec celle de Dieu, le temps où nous acceptons d’être étirés, malaxés, laminés, pour offrir à Dieu une pâte qu’il puisse pétrir pour en faire un bon pain.
Etonnons-nous après cela que l’opération prenne du temps et qu’il nous arrive de pousser des gémissements sous la pression des mains divines. Saint Augustin nous dit que nous sommes comme une poche trop resserrée pour pouvoir recevoir tous les dons que Dieu veut nous faire, alors on doit la tirer dans tous les sens pour l’élargir et ça fait mal au début (et même longtemps). Si nous ne voulons pas de cette cure, nous resterons étrangers aux choses de Dieu, occupés seulement de nos petites affaires terrestres et ça serait bien triste.
Saint Paul considère l’Esprit comme l’agent de cette opération. C’est lui en effet qui nous échauffe, qui assouplit nos membres raidis pour qu’ils entrent dans cette lutte mystérieuse qu’est la prière (rappelons-nous le combat de Jacob et de l’ange dans Genèse 32,23-32). C’est lui qui, comme la flamme chauffant la cire, va rendre notre cœur capable de recevoir l’emprunte du Christ. Car sans cet échauffement notre nature laissée à elle même resterait imperméable au don de Dieu.
Ne nous scandalisons pas quand la prière est difficile, on peut certes essayer de se mettre dans les meilleures conditions de temps et de lieu, bénéficier de quelques conseils puisés dans les ouvrages de saints, mais ceux-ci ne seront pas suffisants, si nous n’avons pas commencé par appeler très fort le Seigneur Saint Esprit et décidé sérieusement de nous laisser conduire, acceptant d’avance l’aridité et prêt à durer dans cette attente ardente de celui que nous aimons.