On racontera, en souvenir d’elle, ce qu’elle vient de faire
Le dimanche des Rameaux nous fait, comme chaque année, entendre le récit de la Passion, mais cette fois-ci en saint Marc. Notre première surprise est d’entendre dès le début un assez long développement sur ce qu’on appelle l’onction de Béthanie, c’est-à-dire l’épisode qui a eu lieu probablement le samedi précédent (saint Jean précise : six jours avant la Pâques) et où Jésus, invité chez Lazare le ressuscité , se voit laver les pieds avec force parfums par une femme qui est certainement Marie la sœur de Marthe et de Lazare. L’épisode en lui-même peut nous paraître un peu anecdotique dans une semaine qui va comporter tant d’évènements bouleversants. Pourtant Marc nous livre une conclusion qui est de Jésus lui-même : « amen, je vous le dis, partout où l’Evangile sera proclamé dans le monde entier, on racontera, en souvenir d’elle, ce qu’elle vient de faire ». Bigre ! Nous avons intérêt à ne pas négliger cet épisode, qui vaut un tel compliment à celle qui a osé ce geste fou.
En somme, le Christ voit deux choses dans l’initiative de Marie : une marque de tendresse et un geste prophétique. La marque d’affection est aussi un acte de reconnaissance, car, ne l’oublions pas, il vient de rendre la vie à son frère qu’on avait cru perdu pendant quatre jours et qui est revenu à la vie. Après tant de larmes et de gémissements, c’est l’inouï qui est arrivé, le Christ a fait jaillir une joie incroyable qui contraste avec l’ambiance tendue dans laquelle vivent depuis un certain temps ses amis: une sentence de mort a été portée contre lui, il est surveillé etc…
Jésus ne quête pas les manifestations affectives. Il met d’ordinaire une grande pudeur dans l’expression de ses propres sentiments, on devine son attachement fort à ses apôtres qui le suivent depuis le début de sa mission, mais il faudra l’ambiance exceptionnelle de la Cène pour qu’il en laisse paraître quelque chose : « mes petits enfants, je ne suis plus avec vous que pour peu de temps… » (Jean 13,33). Avec les femmes, il est assez réservé, au point qu’on s’étonne de le voir parler en tête à tête avec la femme de Samarie (Jean 4,27). Le geste de Marie était donc audacieux, mais Jésus la défend contre les critiques et l’assure qu’il a compris son cœur, son admiration, sa reconnaissance, mais aussi sa crainte de le perdre.
Et il perçoit dans son geste quelque chose qui va plus loin. Après avoir écarté les reproches de ceux qui trouvent à redire devant cette prodigalité, il ajoute : « ce qu’elle pouvait faire, elle l’a fait : d’avance elle a parfumé mon corps pour l’ensevelissement ». Ce qui veut dire qu’elle a posé, sans le savoir, un geste qui annonce sa mort et sa sépulture. Veut-il l’attrister en disant cela, alors qu’elle était toute à sa joie de témoigner son affection envers le Maître ? Non, mais il donne un sens plus profond à son geste. Il n’est pas difficile de rapprocher cette parole de celle qu’il prononcera après sa Résurrection en s’adressant à Marie Madeleine (est-ce ou non la même que Marie sœur de Marthe et Lazare ? nous ne trancherons pas la question) : « ne me touche pas, je ne suis pas encore remonté vers mon Père » (Jean 20,17). Sous peine de rendre cette phrase incompréhensible, il faut admettre que ce qui était impossible tant que Jésus n’était pas encore retourné vers son Père le deviendra après : toucher (en un sens nouveau) deviendra le privilège des cœurs qui aiment vraiment Jésus. La mort a mis fin à des rapports de proximité que nous pouvons avoir ici-bas avec nos proches. Mais ces rapports sont toujours menacés, incomplets et un jour ils s’arrêteront. Avec Jésus ressuscité, ce sera autre chose. Il y aura, dans la foi et les sacrements, un contact possible, disponible aussi longtemps que nous le voulons, inépuisable. C’est la tâche de l’Esprit Saint au fond de notre cœur… En attendant que, par la résurrection, notre chair elle-même entre dans la danse.
Pour revenir à l’onction de Béthanie : Jésus peut annoncer à Marie qu’un certain régime de relation est en train de se terminer, mais c’est pour lui laisser entrevoir qu’il y aura autre chose qui suivra et qui répondra beaucoup mieux à son attente.