C’est par la jalousie du diable que la mort est entrée dans le monde
L’affirmation du livre de la Sagesse selon laquelle « Dieu n’a pas fait la mort (de l’homme) » est tellement contraire à notre expérience la plus universelle que nous n’arrivons pas à lui faire une place dans notre représentation du monde. A moins de spiritualiser la mort et de voir là une manière de parler de la « mort de l’âme », c.a.d. du péché, on ne peut penser une vie humaine autrement que mortelle, c.a.d. fondamentalement limitée par une fin qui surviendra un jour, mais avec laquelle nous sommes exposés dès le jour de notre naissance.
Pourtant cette affirmation n’est pas tombée comme cela au hasard, elle fait écho au passage de la Genèse où, sous l’effet de la transgression suggérée par le Diable, l’homme se voit condamné à « mourir de mort » (2,17). Là encore, on ne compte plus les tentatives faites pour esquiver l’énormité de la chose, en donnant de la mort un sens moins directement physique. Mais c’est peine perdue : la Bible, quand elle parle de la vie (ou de son contraire) désigne quelque chose de très concret : le fait de respirer, de se mouvoir, de se nourrir… Elle n’ignore pas, bien sûr, que notre esprit y a une part, mais encore une fois : « toute chair saura que moi je suis ton Sauveur » (Is 49,26), on ne peut pas couper l’homme en deux morceaux !
Ce que l’Ecriture essaie de nous suggérer, c’est que notre condition a été bousculée par un accident de parcours, mais qu’elle n’est pas perdue. Certes nous sommes tirés de la matière animée où tout ce qui nait est condamné à disparaître, mais Dieu avait une autre idée pour nous : si petit et fragile que nous soyons, il voulait nous élever à lui pour que nous partagions la vie divine et celle-ci transfigurerait nos corps comme nos âmes. C’est ce qu’il a voulu réaliser dès l’origine, mais la « jalousie du Diable » s’est mise en travers, avec le succès qu’on sait. C’est ainsi que la mort est « entrée dans le monde ». Mais ce ne sera pas le dernier mot de l’histoire.
Affirmer que nous avons été faits pour la vie et une vie heureuse qui durera toujours, c’est un changement complet de paradigme. Nous sommes habitués à ce que tout bonheur soit menacé et que le mal soit toujours mêlé au bien, car telle est notre situation présente. D’où deux positions entre lesquelles se partagent les êtres qui nous entourent : la résignation ou la révolte. Dans le premier cas, on accepte la fatalité et on essaie de composer avec le mal et la souffrance qui sont inéluctables : avec les Epicuriens, on profitera des éclaircies de bonheur qui se présentent, avec les stoïciens on essaiera de souffrir dignement, mais c’est la même résignation qui va dominer. Dans l’autre cas : on n’acceptera pas la fatalité, soit qu’on espère la dominer par le progrès (des sciences des techniques, de la politique) et c’est le marxisme, soit qu’on se rebelle au risque de tout faire sauter, et c’est l’anarchisme. Aucune des deux positions n’est vraiment crédible.
Nous, chrétiens, nous avons une autre idée du futur qui bouscule les constructions humaines : nous ne croyons pas que le progrès va faire venir le Paradis sur terre. Mais nous refusons aussi de nous résigner à un monde sans justice et sans beauté. Notre espérance ne s’accroche pas à des désirs qu’on prendrait pour des réalités. Car Dieu a commencé son œuvre et, à travers le Christ mort et ressuscité, il a profondément retourné les données de ce monde. Tout ce qui passe par la porte étroite de la Croix est déjà assuré de constituer une tête de pont de l’humanité nouvelle.