Voir Dieu ?
« Alors se dessilleront les yeux des aveugles, et s’ouvriront les oreilles des sourds. Alors le boiteux bondira comme un cerf, et la bouche du muet criera de joie. » Pour décrire le bonheur que Dieu veut apporter à son peuple, le prophète Isaïe multiplie les images, prises pour la plupart au registre sensoriel : la vue, l’ouïe, dans d’autres passages le goût, le toucher, l’odorat etc… Jésus n’est pas en reste : parmi les signes qu’il énumère pour attester sa mission, il y a « les aveugles retrouvent la vue » et « les sourds entendent », ainsi que le mouvement rendu aux membres paralysés « les boiteux marchent ! ». Le bonheur, c’est de courir, de remplir ses yeux de la beauté des visages, d’entendre de la musique, de humer des parfums etc…. Et si c’était cela aussi notre vie « spirituelle » avec Jésus ?
A aucun moment le bonheur futur n’est décrit par les prophètes avec des termes intellectuels. Car même l’expression « connaître Dieu » comporte une dimension d’expérience sensible. La béatitude promise nous prend corps et âme et Dieu lui-même s’offre à nous à travers nos sens. L’image du banquet que nous trouvions dans la lecture du premier dimanche de l’Avent est là pour le prouver.
Nous avons un peu trop vite pris notre parti du fait que Dieu soit invisible et que la foi soit une réalité impalpable, c’est comme cela que tout est si fade et que la prière elle-même devient un exercice ennuyeux. Certes la Bible nous apprend qu’on ne peut pas voir Dieu sans mourir (Exode 33,20), mais cela n’empêche pas (dans le même livre de l’Exode) Moïse et les anciens d’Israël, qui sont monté sur les pentes du mont Sinaï, de faire une expérience qui ressemble drôlement à une vision et à une gustation : « Moïse monta avec Aaron, Nadab et Abiu et soixante-dix des anciens d’Israël; et ils virent le Dieu d’Israël : sous ses pieds était comme un pavement de saphirs, semblable par sa pureté au ciel lui-même. Et il n’étendit pas sa main sur les notables des enfants d’Israël: ils virent Dieu, et ils mangèrent et burent » (Exode 24,9-11). Les psaumes sont remplis d’images sensibles (« goutez et voyez comme est bon le Seigneur», Ps 33,9). L’interdiction de « voir Dieu » est relative à notre condition pécheresse : le voir voudrait dire le dévisager, le saisir par la vue, comme lorsque nous convoitons un bien matériel qui s’offre à nos yeux. Devant Dieu, il faut commencer par baisser les yeux. Un regard indiscret et voyeur serait une trahison, au mépris de l’honneur inouï qui nous fait de rencontrer son mystère. C’est la raison pour laquelle on pourrait en mourir, brûlé par l’intensité d’un soleil que nous n’aurions pas accueilli comme il le fallait.
Mais certains diront : mais alors, qu’est-ce qu’on verra ? Dieu est esprit, nos sens ne s ‘appliquent pas à une réalité qui dépasse ce monde ! Dans ce cas, notre intelligence non plus, puisqu’elle part du sensible pour s’élever aux plus hautes abstractions (« rien n’est dans l’intellect qui n’ait d’abord été dans les sens »). Donc Dieu dépasse aussi bien nos capacités mentales que nos capacités physiques. Mais la surprise, c’est qu’il se donne, c’est lui qui franchit la distance, sans rien perdre de sa grandeur. C’est ce qu’il a fait éminemment dans l’Incarnation, puisque dans le petit être vagissant en son berceau nous pouvons contempler le Dieu très haut.
Et c’est bien ce qui arrivera, en beaucoup mieux, dans le bonheur du ciel : nous verrons Dieu sur les traits humains de Jésus-Christ ! Car celui-ci ne s’est pas désincarné au soir de l’Ascension, il est toujours l’être qui a marché sur notre terre, avec un nez, une bouche et des oreilles, marqué par sa judaïté et portant les cicatrices de sa passion. Mais là nous le verrons vraiment. Purifiés nous-mêmes, nous pourrons avec un immense respect et une joie sans borne nous approcher de lui, « courir à l’odeur de ses parfums » (Cantiques 1,3-4), toucher respectueusement sa chair bénie et voir dans ses traits le sourire de Dieu sur nous.
Et déjà dans sa présence, contemplée dans l’eucharistie, nous avons l’avant-goût de cela !