Récapituler toutes choses dans le Christ,
La lecture de l’Epitre aux Ephésiens, qui commence avec ce dimanche, est une aventure. Nous quittons les parages plus familiers de la réflexion paulinienne sur le péché et la grâce pour une vision qu’on a pu qualifier de « cosmique » : un regard qui contemple le rayonnement du Christ, à travers l’Eglise, non seulement sur l’humanité entière passée, présente et future (ce qui est déjà énorme !), mais sur l’univers visible et invisible. On peut comprendre que certains encore aujourd’hui dénient à Paul la paternité de cette lettre, pourtant très marquée par sa pensée. L’argument est toujours le même : une réflexion aussi élaborée n’a pas pu apparaître tout de suite, c’est donc un continuateur de l’Apôtre qui a rédigé cette étonnante synthèse. Ce « continuateur » serait donc aussi un faussaire puisque, pour faire vrai, il aurait inventé des nouvelles personnelles que Paul donnerait de lui ((6, 21-23). Non je crois qu’il faut accepter que seul un génie comme était l’Apôtre des Gentils a pu se dépasser lui-même et frayer ainsi de nouveaux chemins à la pensée chrétienne. L’Esprit Saint était dans le coup…
Malgré tout, il n’est pas si facile de concevoir comment le salut obtenu par Jésus peut sortir en quelque sorte du domaine de la vie morale et spirituelle pour devenir une onde de choc qui influe sur la vie de l’univers entier. Est-ce que Paul n’est pas en train de transformer la foi apostolique en une « gnose », comme il en a existé beaucoup à l’époque, qui prétendaient dévoiler à des initiés une histoire mythique située dans un « arrière monde » que nul ne verra jamais ? Certains l’ont sérieusement pensé. Mais, pour se convaincre du contraire, il suffit de regarder de près l’hymne qui marque le début de son épître et que nous écoutons ce dimanche. C’est un texte splendide qui se développe en deux volets symétriques (versets 3-6 et 7b-11). Or ce qui est au centre de cette construction en miroir, ce qui est donc le plus important, c’est ceci : en lui, par son sang, nous avons la rédemption, le pardon de nos fautes (v. 7a). La nouveauté qui change la face du monde, ce n’est pas un décret divin, ce ne sont pas des idées, c’est un fait inscrit dans un corps d’homme : le sang versé sur le Golgotha. Le salut n’est donc pas mythique, c’est un acte d’oblation qui a pris place en un point du temps et de l’espace et qui nous arrache à la veille complicité dans le mal.
Et cette nouveauté se propage de la même manière, c.a.d. dans la chair et dans l’histoire, par des rencontres d’homme à homme, par des paroles échangées, par des gestes sacramentels et par une appartenance à l’Eglise visible. Nous connaissons tous la phrase de la même lettre où saint Paul décrit la croissance de l’Eglise comme celle d‘un corps vivant : « les dons qu’il [Jésus] a faits, ce sont les Apôtres, et aussi les prophètes, les évangélisateurs, les pasteurs et ceux qui enseignent. De cette manière, les fidèles sont organisés pour que les tâches du ministère soient accomplies et que se construise le corps du Christ » (4,11-12), voilà pour l’Eglise et, comme on le voit, il ne s’agit pas d’une Eglise invisible, mais bien d’une communauté concrète, instituée, organisée. Or, curieusement, cette phrase fait suite à un passage qui parle de l’Ascension du Seigneur (4,10) : « celui qui était descendu est le même qui est monté au-dessus de tous les cieux pour remplir l’univers ». Ce qui fait le lien, c’est la conviction que le Christ « remplit l’univers », la première manifestation de cela étant l’expansion de son Eglise sur terre au fil de l’histoire. Mais ce remplissement ne s’arrête pas à la multiplication du nombre des baptisés : le monde matériel est lui-même touché par cet évènement, dans la mesure où il est lié à l’homme : « en effet, la création attend avec impatience la révélation des fils de Dieu » (Romains 8,19) : si les hommes commencent à se relever, le monde lui aussi commence à revivre. Quant aux répercussions sur le domaine des anges, tenons-nous en à la déclaration de Paul : « désormais, les Puissances célestes elles-mêmes connaissent, grâce à l’Église, les multiples aspects de la Sagesse de Dieu » (Ephésiens 3,10).
Devant une vision aussi grandiose nous avons le souffle coupé. Nulle part ailleurs on ne trouverait un tel déploiement depuis l’évènement du Calvaire jusqu’à l’ultime rassemblement, qui ne concerne pas seulement l’humanité mais le cosmos entier et même le monde invisible… Le Christ est bien l’Alpha et l’Oméga des œuvres de Dieu. Mais nous avons notre place tout près de Lui !