Le baptême et la théophanie
Juste après l’indication que Jésus se fait baptiser par Jean, nous avons la scène célèbre : les cieux s’ouvrent, on entend la voix du Père, l’Esprit sous la forme d’une colombe vole au-dessus du Fils… On appelle cette scène la « Théophanie » c.a.d. « la révélation de Dieu ». Elle fait partie de la fête de l’Epiphanie qui n’est pas seulement consacrée à la visite des Mages, mais qui inclue aussi – faut-il le rappeler ? – deux autres manifestations divines : le Baptême au Jourdain et les Noces de Cana.
Mais revenons au Baptême que la liturgie d‘aujourd’hui nous invite à contempler pour lui-même.
On est surpris de voir que la plongée de Jésus dans l’eau accompagnée (on peut le supposer) de gestes et de paroles de la part de Jean, tout cela n’est évoqué qu’en un demi-verset dans l’évangile de Luc (à peine plus en saint Jean), tandis que la Théophanie occupe plus du double. Ne serait-ce pas le signe d’une certaine difficulté de l’auteur sacré devant un mystère difficile à percer ? Pourquoi Jésus sans tache vient-il faire la queue avec des pécheurs notoires pour implorer le pardon de Dieu son Père ? Un évangile apocryphe se fait l’écho de cette surprise en mettant les paroles suivantes dans la bouche de Jésus : « en quoi ai-je péché que je doive être baptisé par lui ? ».
Si l’on ne comprend pas le geste du Baptême au Jourdain, c’est que Jésus ne s’est pas expliqué à son sujet. Pourtant on peut penser que ce moment a eu pour lui un sens très fort, étant comme l’inauguration de sa vie publique, le programme de toute son action et si le Père, à ce moment, intervient en poussant un cri d’admiration : « toi, tu es mon Fils bien-aimé ; en toi, je trouve ma joie ! », c’est parce qu’il y reconnaît parfaitement son Fils. Plus tard Jésus dira : « c’est pour cela que mon Père m’aime : je donne ma vie pour la recevoir à nouveau » (Jean 10.17).
Donner sa vie, c’est ce qu’il a fait depuis le début, non seulement par des guérisons, des paroles d’encouragement, la proximité de chaque instant. Mais surtout il est allé jusqu’à la cause même de notre mal, jusqu’à la blessure fondamentale qui se transmet de génération en génération. Adam au jardin d‘Eden après sa faute n’a pas reconnu sa responsabilité et il s’est empressé d’accuser, au lieu de porter devant Dieu le mal qu’il avait commis pour en implorer le pardon, il l’a repassé à Eve qui s’est hâtée de le retransmettre à son tour. Et depuis, à chaque transmission, le mal s’inscrit toujours plus profondément dans la nature humaine, il la prive d’une part croissante de sa liberté, il l’expose nue à l’agression du monde extérieur. Or voilà que Jésus, en s‘enfonçant dans les eaux boueuses du Jourdain, vient porter seul les conséquences du mal. Oui, le sans-péché, le seul qui aurait le droit de dire : « ce n’est pas pour moi, moi je suis juste », se perd dans la masse des pécheurs, portant sans protester, leur discrédit, leur révolte, leur impuissance, ce que plus tard traduira la petite Thérèse en disant son désir de « manger à la table des pécheurs ».
Bien sûr, ceci n’est encore que symbolique. Tout deviendra réel avec la Croix qu’annonce le baptême. L’identification avec le pécheur faisant l’épreuve de son éloignement de Dieu atteindra là une ampleur dramatique : « mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? », mais dans l’ultime consentement à la volonté du Père résidera l’inversion totale du mal : au lieu de l’isolement la solidarité, au lieu de la révolte et de l’autojustification, la reconnaissance de la bonté du Père et de sa justice.
Qu’il est grand, qu’il est fort, celui qui sort du Jourdain !