
Roi dans ce monde et pas de ce monde
Le dimanche des Rameaux ouvre la Semaine Sainte sur une note bien particulière, faite de gloire et de douleur. A la joie de la procession succède la sévérité de la messe où l’on entend le récit de la Passion et pour la première fois le chant Pour nous le Christ s’est fait obéissant, qui va scander toute la semaine. Mais le contraste était déjà au point de départ, les acclamations de l’entrée à Jérusalem annonçaient déjà les cris de mort du vendredi.
Quelle place peut avoir, dans le contexte de la Passion imminente, la proclamation de la royauté messianique du Christ ? Qu’est-ce qui a poussé Jésus à accepter à quelques jours de la Pâque ce triomphe éphémère qui l’a propulsé pour un moment sur le devant de la scène ? Se faisait-il des illusions sur ce qui allait suivre ? Tout indique au contraire qu’il voyait fort bien le sort qui l’attendait. Par trois fois, il avait annoncé à ses disciples qu’il serait rejeté, insulté, tué, avant de ressusciter d’entre les morts. Au moment de prendre la route de Jérusalem pour sa dernière montée, il avait déclaré : « Voici que nous montons à Jérusalem et que va s’accomplir tout ce que les prophètes ont écrit au sujet du Fils de l’homme. Car il sera livré aux païens, soumis aux moqueries, aux outrages, aux crachats ; après l’avoir flagellé, ils le tueront et, le troisième jour, il ressuscitera. » (Luc 18, 31-33). Il aurait pu dans ces conditions chercher à passer inaperçu, or, tout au contraire, il accepte de se mêler à la liesse populaire qui salue son arrivée à Jérusalem, il se laisse conduire (sur un âne, il est vrai) jusque sur les parvis du Temple, il ne décourage pas les marques de vénération qu’on lui prodigue, il refuse de reprendre ses disciples qui l’acclament comme fils de David, autant dire comme prétendant au trône. Si sa royauté n’est vraiment pas de ce monde, comme il le dira à Pilate, quel intérêt de se montrer ainsi dans une posture qui est bien proche de celle d’un candidat à la royauté sur Israël ?
Toute la revendication du Christ est là. Oui, sa royauté ne vient pas d’ici, elle ne fait pas de concurrence à Hérode ou à César, elle est intérieure, spirituelle, « eschatologique », comme on dit, c’est-à-dire annonciatrice et déjà réalisatrice des derniers jours, lorsqu’il viendra juger les vivants et les morts. Mais elle n’est pas absente de ce monde, et simplement idéale, elle y prend place, elle s’inscrit dans la continuité des annonces prophétiques qui laissaient espérer un Roi juste prenant la tête d’Israël, elle concerne des hommes de chair et de sang qui vivent pendant ce temps-là, souffrent et meurent. Dans ce monde et pas de ce monde, tel est le défi, la ligne difficile que Jésus a défendue durant toute sa vie publique et qui va atteindre son dénouement dramatique dans l’ultime semaine de sa mission terrestre.
En revendiquant la Royauté, Jésus exerce d’abord une fonction critique sur toute autorité de ce monde : il rappelle aux hommes leur orientation vers le ciel, elle conteste les prétentions à une autonomie absolue de l’ordre temporel. Non César n’a pas tous les droits, il n’exercerait d’ailleurs aucun pouvoir si celui-ci ne lui avait été donné d’en haut, pour assurer un certain bien commun. Mais la compétence de celui-ci s’arrête aux portes des consciences.
En même temps, le Christ maintient toute la valeur de l’espérance concrète d’Israël. Dieu n’avait pas trompé son Peuple en lui laissant entrevoir un avenir de bonheur, même terrestre, après les malheurs de l’Exil et de la Dispersion. En passant à l’universel et à l’éternel, l’annonce du Royaume ne se change pas en un message vaguement moralisant, l’attente du ciel, sans plus. Le surnaturel aussi est charnel, comme nous l’a appris Péguy. Un jour, le Christ prendra concrètement la tête de son troupeau, il le fera boire aux sources vives, manger dans de bons pâturages, s’ébattre au bon soleil de Dieu. Sans doute ce jour n’est pas encore arrivé, mais il arrivera et en attendant ceux qui suivent le Christ peuvent déjà trouver près de lui la direction douce et ferme du nouveau David.
C’est d’ailleurs, parce qu’il a eu cette prétention qu’on a voulu en finir avec lui. S’il n’avait été que le « doux rêveur galiléen » dont parle Ernest Renan, il aurait coulé des jours plus tranquilles.
Alors, nous, forts de cette conviction, suivons notre Roi-Messie, jusqu’à la Pâque…