Serviteur
Du balcon du Cénacle, saint Pierre adresse un discours à la foule assemblée et commence par déclarer : « Le Dieu de nos pères a glorifié son serviteur Jésus, nous en sommes témoins ». Arrêtons-nous quelques instants sur cette déclaration que nous comprenons assez facilement, mais qui n’est pas formulée dans les termes que nous utiliserions.
Il a d’abord le positionnement résolument juif de l’affirmation : « le Dieu de nos pères » équivaut à Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. Même si les conséquences de la Résurrection sont universelles, nous nous inscrivons dans la lignée d’Abraham, nous sommes engagés au sein du Peuple d’Israël dans son attente du messie, nous sommes aujourd’hui partie prenante d’une histoire d’au moins trente cinq siècles. Le Dieu dont il s’agit n’est pas seulement le Créateur du ciel et de la terre, le Maître lointain qui régit le destin de l’humanité. Il est le Dieu qui prend parti, qui fait alliance avec ceux qu’il a choisis pour étendre son règne.
Autre surprise : « son serviteur Jésus », on parle bien de la deuxième personne de la Sainte Trinité, le Fils égal au Père dans la forme divine ? Pourquoi l’appeler serviteur, comme si c’était son titre principal ? On veut bien croire qu’il s’est mis au service des hommes, qu’il a même lavé les pieds de ses disciples le soir du Jeudi Saint. Mais la page est tournée, il est près de son Père aujourd’hui et c’est à nous qu’il est demandé de servir comme nous pouvons notre prochain.
Le grec du Nouveau Testament emploie ici le mot païs qui veut d’abord dire « enfant ». Et, en un certain sens, c’est vrai, le Christ est bien l’enfant de Dieu, puisqu’il est son Fils bien-aimé. Le sens dérivé est « serviteur », comme pour le français « garçon » (on parle d’un « garçon de café » !), là aussi il peut convenir, dans la mesure où le Fils s’est mis au service de la volonté de son Père et que c’est même comme cela qu’il nous a sauvés : par son obéissance poussée jusqu’à l’extrême sur la croix, il a comblé le fossé que la désobéissance d’Adam avait creusé, comme saint Paul nous l’a expliqué. Quand on parle de serviteur à propos du Christ, c’est d’abord en ce sens-là qu’on emploie le mot.
Mais c’est par obéissance au Père que Jésus est venu laver les plaies les plus répugnantes de l’humanité, « le Père m’aime parce que je donne ma vie » (Jean 10,17). Le titre lui-même renvoie aux célèbres « poèmes du Serviteur », quatre textes étonnants qui sont repartis en divers endroits du livre du prophète Isaïe et qui décrivent pas avance ce qui va être la mission du Sauveur. Nous en avons eu un aperçu bouleversant dans la première lecture de la cérémonie du soir du Vendredi Saint.
On comprend que saint Pierre, qui vient de découvrir dans la Passion de Jésus l’accomplissement de ces prophéties, soit encore marqué par les lumières qu’il en a reçues. Saint Luc a conservé pieusement les premières expressions de la foi chrétienne en ce qui concerne Jésus, dans les discours rapportés dans les premiers chapitres des Actes. D’une façon générale, ils font plus état du rôle de celui-ci dans l’obtention de notre salut que de son identité comme Fils unique de Dieu. Les deux ne s’opposent pas, au contraire : c’est en comprenant toujours mieux en quoi consiste l’œuvre de notre Rédemption qu’on verra que seul un Dieu fait homme a pu réaliser une telle merveille. Il faut être bien grand pour pouvoir se faire ainsi serviteur !