Vous étiez des morts
Saint Paul ne ménage guère ses correspondants. Pour évoquer leur passé, sans doute encore très récent, il a des mots terribles : « vous étiez des morts par suite de vos fautes » (Ephésiens 2,4), « autrefois vous étiez ténèbres » (Ephésiens 5,8). Ailleurs, il leur rappelle les actions qu’ils commettaient jadis et dont aujourd’hui ils « rougissent » (Romains 6,21). Bien sûr, tous ces rappels sont là pour mettre en valeur le changement opéré : « maintenant vous êtes lumière ! » (Ephésiens 5,8). Mais était-il nécessaire pour autant de noircir ainsi le passé ?
Paul n’exagère rien. Même s’il sait que tout n’est pas corrompu dans le monde où il vit, s’il a lu les stoïciens et fréquenté une élite de philosophes, il voit lucidement la profonde corruption morale qui s’étale devant lui. Les fouilles de Pompéi ont révélé des mosaïques presque contemporaines qui détaillent toutes les turpitudes érotiques auxquelles on peut se livrer, avec une sorte de frénésie qui n’est pas sans rappeler la propagande dont nous sommes victimes aujourd’hui. Mais, sans aller jusqu’à ces extrêmes, c’est vrai que la vie des hommes livrés à eux-mêmes n’est pas belle. L’individu ne naît pas bon, n’en déplaise à Jean-Jacques Rousseau : dès sa plus petite enfance, l’enfant cherche à faire souffrir, il veut ravir la première place etc…. La vie sociale et l’éducation mettent un certain vernis de civilité et de réserve par-dessus nos instincts, mais il ne faut pas grand-chose pour que la bête en nous ressurgisse.
Alors, pourquoi Dieu a-t-il « tant aimé le monde », comme le déclare l’évangile d’aujourd’hui ? Et le mot employé est le pire : chez saint Jean, le « monde », c’est ce qui est le plus opposé à Dieu. Le monde avait-il quelque chose d’aimable pour Dieu ? Bien sûr, nous avons tous en tête la phrase où Paul manie le paradoxe : « la preuve que Dieu nous aime, c’est que le Christ, alors que nous étions encore pécheurs, est mort pour nous » (Romains 5,8). D’accord, l’amour de Dieu est gratuit, nous avions compris, mais est-il acceptable d’être aimé sans qu’il y ait la moindre valeur dans l’être aimé ? Si Dieu doit se boucher le nez pour s’approcher de notre pourriture, voudrions-nous de cet amour par trop inégal? L’amour, quand il n’y a plus d’attrait pour l’être aimé, devient un devoir dont on s’acquitte, un simple dévouement que nous craignons de trouver chez ceux qui nous visitent quand nous sommes malades ou âgés. Dieu ne peut pas être ainsi : dans le Cantique des Cantiques, l’amant se passionne pour celle qu’il aime. Mais la question est toujours là : de quoi Dieu peut-il se passionner qu’il n’ait mis lui-même en nous par sa grâce ? Qu’est-ce qui fait que ce petit être capricieux et retors peut attirer les soins empressés de Celui qui est la perfection même ?
C’est notre pauvreté même qui l’attire, risque sainte Thérèse. Dieu voit en l’homme une possibilité, un inachèvement qui peut déboucher sur le mal, et même sur la damnation éternelle, mais qui peut aussi donner à force de soins un être merveilleux qui donne à l’Amour une réponse imprévue, inattendue, non programmée. C’est cela le beau risque de Dieu.