Mes chemins sont élevés au dessus des vôtres et mes pensées au dessus de vos pensées…
Nous avons perpétuellement besoin d’entendre ces phrases, tant nous sommes portés, tous autant que nous sommes, à nous représenter Dieu sur le modèle des réalités humaines, à lui supposer les mêmes limites qu’à nous et nous mettre à sa place pour juger la valeur d’une vie ou d’un évènement. Il faut prendre au sérieux la protestation que nous fait entendre le prophète Osée (11,9) : « je suis Dieu et non pas homme ! ». En refusant les images faites de main d’homme, l’Ancien Testament élevait une barrière salutaire contre la prétention de représenter le divin sous des formes tantôt séduisantes, tantôt effrayantes, toutes prises à nos fantasmes. L’idolâtrie n’est pas seulement dans les images matérielles, elle est plus dangereuse encore quand elle s’exprime à travers des notions, des idées, des représentations mentales prises dans l’arsenal de nos concepts, sans les avoir d’abord critiquées : « Dieu a l’esprit large », « il n’en demande pas tant » etc… etc… Dieu devient alors la « majuscule des grands sentiments humains » et ce n’est pas mieux que de le montrer sous la forme d’un crocodile ou d’un bel éphèbe ! Au plus noir des dérives post-soixante-huitardes, Maurice Clavel rugissait dans un livre magnifique intitulé : « Dieu est Dieu, nom de Dieu ! »
Mais vous me direz : « l’Incarnation a quand même changé tout cela, Dieu s’est fait homme, il n’est plus au ciel de la puissance et de la gloire, il est sur terre avec nous, compagnon de nos joies et de nos peines, il n’a pas peur de se montrer faible et de se laisser approcher en la personne des pauvres ». Voilà une curieuse idée du Nouveau Testament, comme s’il rejetait l’acquis de l’Ancien ! Pour lui, Dieu « habite une lumière inaccessible » (1 Timothée 6,16), nul ne peut le voir et ne l’a jamais vu (Jean 1,18). Jésus lui-même nous met en garde : « je vous dis de ne pas jurer du tout: ni par le Ciel, car c’est le trône de Dieu ; ni par la Terre, car c’est l’escabeau de ses pieds; ni par Jérusalem, car c’est la Ville du grand Roi » (Matthieu 5,35).
Mais on m’objectera : le Christ lui-même a déclaré « qui me voit voit le Père », on ne peut nier que Dieu en lui s’est laissé voir en longueur d’ondes humaine, qu’ on a accès, à travers l’homme Jésus, à une autre image du Dieu, qui est un Dieu d’amour, déjà présent certes chez les prophètes d’Israël, mais bien plus explicite dans l’Evangile. Il y a sans doute là du vrai, mais cette image elle-même nous résiste, elle n’entre pas si facilement dans nos catégories : à côté de « nul ne connaît le Père si ce n’est le Fils, et celui à qui le Fils veut bien le révéler », il y a « nul ne connaît le Fils si ce n’est le Père » (Matthieu 11,27), c.à.d. que pour comprendre Jésus, il faut une lumière d’en-haut, sinon on va le déformer, l’aplatir le ramener à l’idéal de nos vies, comme cela s’est si souvent fait : Jésus grand initié, Jésus doux rêveur galiléen, Jésus leader de la Révolution prolétarienne, Jésus hippie, etc… A la limite on pourrait soutenir que le Christ est un mystère encore bien plus profond que le Dieu éternel : même proche, il résiste à nos prises, disqualifie nos idées toutes faites, bouscule nos idoles et nos concepts. Il est à la fois fort et faible, grand et petit, doux et impatient, tendre et sévère… et cela à l’infini. L’inexprimable grandeur de Dieu se donne en lui dans des réalités que nous pouvons connaître, mais qu’il “survolte” à chaque fois d’une qualité inouïe.
Ce n’est que dans le lent travail d’approche de son être intime que se révèlera peu à peu, au creux de la prière, quelque chose de sa divine perfection. Et là, peut-être, commencerons-nous à être en phase avec ces « pensées » qui n’étaient pas nos pensées…
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