Les Évangiles sont-ils de l’histoire ?
Saint Luc, dans le prologue de son Evangile que nous lisons ce dimanche, nous dit clairement l’intention qui a été la sienne en l’écrivant : « Beaucoup ont entrepris de composer un récit des événements qui se sont accomplis parmi nous, d’après ce que nous ont transmis ceux qui, dès le commencement, furent témoins oculaires et serviteurs de la Parole. C’est pourquoi j’ai décidé, moi aussi, après avoir recueilli avec précision des informations concernant tout ce qui s’est passé depuis le début, d’écrire pour toi, excellent Théophile, un exposé suivi, afin que tu te rendes bien compte de la solidité des enseignements que tu as entendus ».
Nous apprenons par-là plusieurs choses importantes : d’abord que très tôt on a cherché à regrouper par écrit les faits et dits de Jésus de Nazareth, et cela alors qu’il existait encore des témoins oculaires des évènements. C’est une erreur de croire que les récits évangéliques ont circulé longtemps de manière purement orale, ce qui ne serait d’ailleurs pas la preuve d’une transmission incertaine, car on connaît des cultures où les récits transmis de bouche à oreille ont été conservés de manière stable pendant de larges périodes de temps. Mais ce n’est pas le cas, le judaïsme est une culture de l’écrit (comme le montre d’une autre façon la proclamation du livre de la Loi par Esdras, que nous avons parmi les lectures de ce dimanche), la tradition orale existe, mais elle s’appuie toujours sur un texte écrit et elle devient elle-même très vite un texte (la Mishnah, puis le Talmud).
D’autre part, nous découvrons que l’ambition de Luc est bel et bien de nous donner un récit fiable du point de vue historique. On répète trop facilement aujourd’hui que les quatre évangiles ne sont pas des biographies de Jésus au sens moderne du mot. Il y a là du vrai dans la mesure où les anciens n’avaient pas les même méthodes d’exposition que nous : ils n’étaient pas gênés par le fait de reproduire des discours, qui donnaient le sens général de la pensée de tel ou tel personnage, sans pouvoir disposer évidemment d’un enregistrement ou d’une sténographie, mais, chez les historiens les plus sérieux, cette reconstitution, loin d’être arbitraire, permettait souvent de rendre la pensée du personnage en question de manière juste et profonde. Les évangélistes font de même, quand ils nous donnent le sermon sur la montagne ou les discours après la Cène.
Mais il y a surtout le fait troublant que les évangélistes (et saint Luc ne fait pas exception) ont une grille de lecture théologique et qu’ils se réfèrent aux prophéties de l’Ancien Testament pour en montrer l’accomplissement dans le Christ. Pour beaucoup, ce simple fait est un obstacle au sérieux de l’histoire. Mais pourquoi après tout ? Quel est l’historien qui n’a pas une grille de lecture, psychologique, politique ou autre ? Il n’écrirait rien du tout, s’il ne tentait pas de comprendre celui dont il expose la vie. Le tout est de savoir si sa grille de lecture est juste ou fausse, si elle respecte les faits et permet de les éclairer ou si au contraire elle est plaquée et amène à en méconnaître certain aspects.
Avec le récit que nous donnent les quatre évangélistes, on est frappé de leur souci de respecter scrupuleusement les éléments dont ils disposent, jusqu’à conserver des indications qui entrent difficilement dans la ligne générale. La figure de Jésus qui se dégage des quatre récits n’est pas un portrait-robot, il y a des insistances différentes, des traits plus accusés chez tel ou tel, mais l’unité n’en est que plus frappante. Le Jésus johannique est bien le même que celui de Luc et des autres. Ce souci de rejoindre le plus près possible le Jésus historique tient à leur foi elle-même. Ils ne défendent pas une idée ou un programme de vie, ils ont été marqués par le Christ et ils sont convaincus qu’en lui Dieu a agi de façon décisive et ils veulent nous nous le faire connaître. C’est pourquoi la réalité même des faits qu’ils rapportent est si importante, sans elle ils n’auraient rien à dire. Il n’y aurait pas de Bonne Nouvelle à annoncer. Car la Bonne Nouvelle, c’est de nous dire que : « C’est arrivé ! »