Un grand abîme
La parabole de Lazare et du mauvais riche est un des rares textes de l’Evangile où il est question de l’après mort, c.a.d. du sort individuel des défunts. D’habitude, ce qui prévaut, c’est la perspective de la Résurrection générale et du Jugement dernier. Ne cherchons pas pour lors comment on peut concilier ces deux approches, contentons-nous de tirer le maximum de l’enseignement qui nous est dispensé aujourd’hui.
Remarquons d’abord que c’est Abraham, le Père des croyants, qui accueille les élus (et pas saint Pierre comme nous aimons le penser), c’est dans son sein que Lazare trouve la béatitude, comme l’enfant qui revient chez son père et se serre contre sa poitrine. Mais Abraham exerce en outre une sorte de supervision sur tout l’au-delà, c’est ce qui amène le riche en proie aux souffrances de la damnation à se tourner vers lui pour lui présenter sa requête. Les paroles que lui adresse le Patriarche sont encore empreintes de bonté, il l’appelle même son « enfant », mais malgré tout il ne lui laisse rien espérer, ni amélioration de son sort, ni avertissement spécial adressé à ses frères. Au lieu d’une vision violente et dramatique de l’enfer, le ton est à la tristesse navrée, devant une issue devenue inéluctable. Le châtiment (si c’en est un) n’est au fond que l’amère conséquence d’une vie passée dans l’oubli de l’amour.
Et puis il y a « le grand abîme » : un grand abîme a été établi entre vous et nous, pour que ceux qui voudraient passer (de chez nous) vers vous ne le puissent pas, et que, de là-bas non plus, on ne traverse pas vers nous. On comprend aisément l’impossibilité d’aller au ciel pour ceux qui n’y sont pas appelés, ce qu’on voit moins bien, c’est la motivation des élus qui voudraient faire un petit tour en sens contraire. Serait-ce la compassion qui les pousse à aller partager le sort des réprouvés pour obtenir leur conversion ? Mais là encore se dresse un mur : l’inéluctable a eu lieu, rien n’est possible pour ceux qui se sont figés dans leur refus.
Si choquant qu’il paraisse, le discours sur le « grand abîme » doit nous donner une haute idée de notre condition d’homme et de baptisés. Nous sommes tous portés à considérer qu’avec Dieu tout peut toujours s’arranger, qu’aucune décision n’est vraiment définitive. Et c’est en grande partie vrai. Jusqu’au bout, on doit espérer que les pécheurs les plus endurcis pourront saisir la main que Dieu leur tend. Mais il y a une limite : la mort qui fait passer dans l’irréversible. L’abîme dont il est question dans l’évangile d’aujourd’hui est la marque du sérieux de notre chemin : il nous rappelle que nous ne sommes pas condamnés à osciller jusqu’au bout, qu’il y aura un jour une décision, et qui sera sans retour. C’est la condition même de notre bonheur : s’il y a eu un temps pour hésiter et chercher à tâtons notre voie, il y aura un autre où, notre choix étant fait, nous goûterons la joie d’être définitivement ancré en Dieu, et là notre bonheur ne sera plus menacé.
Car nous serons pour toujours avec Lui !