Sans jalousie
On est bien d’accord, la jalousie est un vilain défaut. Quand il nous arrive de voir telle personne de notre entourage manifester des qualités que nous n’avons pas, ou profiter d’un avantage qui ne nous est pas offert, il est bien rare qu’il n’y ait pas une pointe d’amertume dans notre cœur et alors nous nous surprenons à murmurer : pourquoi lui et pas moi ? L’évangile de ce jour nous le montre sans fard chez les apôtres : à peine investis par le Christ d’un certain pouvoir sur les esprits mauvais, ils s’indignent d’en découvrir d’autres qui accomplissent avec succès ce ministère, alors qu’ « ils ne sont pas de ceux qui nous suivent ». On croirait entendre les récriminations des parvenus qui, une fois entrés dans un club select où on a fini par les admettre, veulent en écarter tous les nouveaux venus. Bien sûr, c’est ridicule : la fascination que nous avons pour un avantage, une distinction, l’amitié de quelqu’un, une responsabilité, nous rend aveugles à ce que nous avons déjà, qui n’est souvent pas si mal que ça, et puis elle nous fait voir tous les autres comme des rivaux potentiels, elle rend la bile amère et la vie insupportable. Comme parfois les enfants, qui aimeraient mieux détruire leur jouet que de le voir servir à d’autres, nous abimons tant de belles et bonnes choses que nous pourrions partager dans la joie. Triste humanité !
Les païens qui voyaient le monde des dieux sur le modèle de celui des hommes n’hésitaient pas à affubler leurs dieux d’un défaut semblable, comme on le voit chez Homère. Platon leur répondait que si Dieu est Dieu, il ne pouvait être que « sans jalousie », parce qu’il avait tout. Jésus, quand il nous parle du Père des cieux, nous le montre comme une source inépuisable de dons, qui n’est jamais en concurrence avec l’homme, car il ne cherche qu’à le faire grandir. Si on parle du Dieu de la Bible comme d’un Dieu « jaloux », c’est une jalousie bien particulière dont il s’agit : c’est nous qu’il défend contre des idoles, pas lui qui n’a rien à craindre ; il nous met en garde contre ce qui nous fait du mal et rend méconnaissable cette image de lui qu’il a mise en nous. Les idoles, fruits de nos désirs tordus, images agrandies de nos vices, nous maintiennent en esclavage et nous enlèvent le goût du ciel.
Comment est-on passé de ce rapport gracieux que l’on voit se jouer entre le Père et le Fils, où « tout ce qu’a le Père le Fils l’a pareillement », au domaine du chacun pour soi, où on convoite la part de l’autre ? La parabole de l’Enfant prodigue nous fait assister, sans nous l’expliquer, à cette déchéance. Le fils réclame « sa » part d’héritage, or que lui manquait-il, alors qu’il avait tout le nécessaire dans la maison paternelle ? Ce qu’il revendique, c’est d’avoir quelque chose qui ne soit qu’à lui et qui ne soit plus à son père. Et le père s’exécute, il ne retient rien. Mais qu’est-ce qui arrive ? N’ayant plus que sa part, sans la source dont elle dérivait, le fils prodigue n’a qu’une réalité qui lui fuit entre les doigts, un avoir qui s’amenuise jusqu’à disparaître. Telle est l’aventure que la Genèse nous présente sous les couleurs du premier péché.
Mais maintenant comment sortir de ce panier de crabes ? Dans l’évangile d’aujourd’hui, Jésus ne fait pas la morale à ses disciples, il ne leur reproche pas leur peu d’intelligence, comme dans d’autres passages. Il leur parle de l’avenir, du développement du Royaume, du rayonnement de l’Evangile. Au lieu d’en rester à une économie de parcimonie, où l’on se dispute pour des queues de cerises, il leur montre comment peu à peu, dans le dynamisme de l’Esprit, ils pourront sortir de ces positions bloquées parce qu’ils seront dépassés par la surabondance de Dieu et c’est ainsi qu’ils seront entraînés à donner à leur tour, sans limite.