La joie et la frayeur
Dans son récit de la Transfiguration, saint Marc insiste, plus que les autres évangélistes, sur la crainte des disciples : « Pierre ne savait que dire, tant leur frayeur était grande ». C’est ainsi qu’il interprète la proposition un peu maladroite de Pierre qui veut dresser trois tentes : il était troublé, il ne savait que dire. Paradoxalement, cette grande frayeur n’empêche que ce moment est pour Pierre et ses amis un moment de bonheur (« il est bon que nous soyons ici »). De quelle crainte peut-il s’agir ?
La crainte dont il est question ici est celle qui nous saisit devant l’inconnu, devant ce qui nous dépasse. Elle accompagne toute manifestation du divin. C’est pourquoi si souvent, dans la Bible, le messager doit commencer par rassurer, comme l’ange de l’Annonciation : « sois sans crainte, Marie ». Un grand théoricien des religions a caractérisé l’expérience universelle des hommes confrontés à Dieu par ces deux mots : tremendum (ce qui fait trembler) et fascinandum (ce qui fascine). Pas l’un sans l’autre. Même devant Jésus qui se présente dans la plus part des cas comme un homme que rien ne distingue extérieurement des autres, la réaction est souvent de stupeur : « Simon-Pierre tomba aux genoux de Jésus, en disant : Éloigne-toi de moi, Seigneur, car je suis un homme pécheur » (Luc 5,8), « quand Jésus leur répondit : C’est moi, je le suis, ils reculèrent, et ils tombèrent à terre » (Jean 18,6).
On voit combien on a fait fausse route en croyant que la liturgie n’était qu’un aimable échange entre nous, où tout devait être immédiatement compréhensible et où ne subsistait aucun mystère. Ce n’est pas qu’il faille forcement faire des gestes incroyables et dire des paroles incompréhensibles. Mais nous avons besoin de sentir qu’il y a dans ce culte un don qui nous est fait et qui nous dépasse. Ce n’est pas nous qui faisons le sacré (fausse étymologie du mot sacrifice), c’est Dieu qui l’opère devant nous sous le manteau des signes. Notre compréhension est souhaitable, mais elle ne rejoindra jamais toute la richesse de sens qui se donne à nous. Les mots de la liturgie peuvent bien être traduits, mais ils ne seront jamais ceux de la vie de tous les jours, ils garderont une profondeur de sens qui tient à leur emploi dans la Sainte Ecriture et dans l’usage qu’en a fait la prière de l’Eglise. S’il n’y a plus de surprise, plus de dépaysement, plus de mystère nous n’arriverons qu’à quelque chose de factice, qui ennuie tout le monde, à commencer par les plus jeunes.
De même, la présentation d’un Dieu sans majesté, renonçant à sévir, un Dieu qui n’est plus le maître de la nature et s’efface devant l’homme n’a pas beaucoup de chance de le faire vraiment aimer. La crainte que les apôtres éprouvaient dans la ténèbre lumineuse débouchait sur une joie immense : ils découvraient que, si petits qu’ils soient, ils avaient leur place dans ce merveilleux royaume où Jésus les invitait.