Tout tendus de l’avant
Plus je vais, plus j’admire la manière dont l’Eglise a su réunir, dans le Nouveau Testament, le bouquet incomparable des points de vue, que d’aucuns pourraient trouver contradictoires, mais qui se mêlent en réalité dans une synthèse bien plus profonde. Quel responsable de collection, quel éditeur accepterait jamais de marier ensemble Jean et Paul, Pierre, Jacques et les autres ? Celui qui dit « la foi sans les œuvres est belle et bien morte », et celui qui nous explique l’impuissance des œuvres de la Loi à nous sauver sans la foi ? Celui qui nous montre Jésus attentif à ce que sera la vie future de son Eglise et celui qui nous rend la conscience qu’il avait de l’urgence de l’Heure décisive au-delà de la quelle il n’y a rien à prévoir ? Au lieu de choisir entre tous ces accents, au lieu d’opposer, il nous faut tout prendre et reconnaître que là est la force du christianisme, que ce n’est pas une doctrine humaine sortie du cerveau d’un penseur génial, mais l’écho très précieux de la Sagesse divine confiée aux hommes.
Il en est ainsi de saint Paul, ce trublion, qui semble jeter par terre toute la pédagogie des rabbins qui avaient éduqué leurs disciples à se rapprocher des exigences de la loi par des efforts savamment dosés. Nous avons pourtant appris nous aussi avec le Carême que ces efforts ne sont pas vains, que Dieu ne méprise pas les humbles sacrifices qui nous font avancer petitement, mais sûrement. Que l’obéissance aux commandements, même les plus petits, a son importance, qu’entre les grands élans vers la sainteté et le quotidien médiocre, il y a la médiation des résolutions qui nous font mettre un pied devant l’autre et commencer à marcher. Or voilà que, sur la fin de ce Carême, saint Paul vient nous dire : tout cela n’est rien, il ne s’agit pas de s’appuyer là-dessus, « oubliant le chemin parcouru », il faut être tout tendu de l’avant, ne faire aucune confiance dans les œuvres que nous avons pu accomplir et tout attendre de cette « justice » qui est celle du Christ, auquel il s’agit de se remettre dans un grand acte de foi et d’abandon.
Et cela aussi est bien utile à entendre. D’abord parce que nos « œuvres » ne sont pas si brillantes que nous puissions croire avoir décroché la lune… Nos résolutions, même si nous avons honnêtement essayé de nous y tenir, ne sont pas si extraordinaires qu’elles changeraient tout dans nos vies. C’est encore plus la guerre de tranchées que l’offensive à outrance… ! Et puis, souvent, c’est l’inverse, le Carême nous a montré nos limites, il nous a fait toucher du doigt notre peu de persévérance, derrière une tentation vaincue, nous avons vu s’en profiler un bon nombre d’autres, grimaçantes à souhait. Sans forcément nous décourager, nous avons eu le sentiment que notre sanctification n’était décidément pas pour demain ou après demain.
Et là un redressement s’impose. Sans mépriser le moins du monde la valeur des conseils entendus, il faut nous jeter sans retard dans les bras de la miséricorde, reconnaître que notre valeur personnelle n’a aucune importance, que seul compte notre amour du Christ et qu’en lui, quand nous sommes ferment attachés à lui, réside toute notre justice. Jamais nous ne pourrons faire mieux que d’être cette humanité de surcroît que nous sommes devenus pour lui le jour de notre baptême : greffés à lui, attachés à lui, il peut reproduire en nous les traits de son visage. C’est incroyable, mais c’est comme cela. Avec un pauvre malheureux dans notre genre, il peut faire un grand saint, et même il y est déjà un peu arrivé chaque fois que nous avons lâché prise et accepté de nous laisser porter par lui.
Tout cela sans renoncer au sérieux de la lutte et à l’humble hommage de notre obéissance à ses préceptes. Du grand art !