« Tu craindras » ou « tu aimeras » ?
Le texte du Deutéronome que nous lisons ce dimanche dit les deux : « Tu craindras le Seigneur ton Dieu, tous les jours de ta vie » (v.2), et « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta force » (v.5). Curieux, Moïse ignorerait-il qu’ « il n’y a pas de crainte dans l’amour, l’amour parfait bannit la crainte », comme dit saint Jean (1re lettre 4,18) ? Dans ce cas, saint Paul serait dans la même erreur, lui qui demande à ses amis de Philippes de « travailler avec crainte et tremblement à accomplir (leur) salut » et parle plusieurs fois de la crainte salutaire de Dieu qui doit nous inspirer (2 Corinthiens 5,11 ; 7,1 etc…). Rien qu’à cela, nous comprenons que ce serait une fausse piste d’opposer encore une fois la religion de l’Ancien Testament qualifiée de « religion de crainte » à celle du Nouveau, qui elle serait une « religion d’amour ». Les plus beaux textes sur l’amour de Dieu se trouvent chez les prophètes et la crainte n’est pas absente des lettres de saint Paul et il y a plus de trente occurrences du terme dans l’Evangile (sauf celui de saint Jean).
Il faut reconnaître qu’il y a crainte et crainte, celle qu’exclut l’Apôtre Jean est du genre « peur devant une menace », l’attitude craintive de l’esclave devant un maître capricieux et cruel. Celle-là est difficilement compatible avec l’amour. Mais, d’un autre côté, reconnaissons que l’amour même le plus fort n’est jamais tout à fait éloigné de la crainte : on est si heureux qu’on redoute de gâcher un tel bonheur par nos bêtises, on sait qu’on n’a aucun droit, que tout est grâce, et on se prend à penser à ce qu’on deviendrait si l’être aimé agissait à notre égard d’une autre façon, pour des raisons qui sont les siennes.
Et puis la crainte tient à la dissymétrie qui existe forcément entre le Christ et nous, il a beau se faire tout proche, tout petit pour nous, il est Lui, il est l’incommensurable, le Tout Puissant, le Tout-Autre et nous ne le regrettons pas, car c’est comme cela que nous l’avons aimé. Mais, près de lui, tout est surprise, ses chemins ne sont pas nos chemins, ses pensées ne sont pas nos pensées, quels abimes nous côtoyons, quelles cimes nous voyons se dresser…! Pourrons-nous jamais répondre à son attente, même s’il la proportionne au maximum à nos forces ? Ne serons-nous pas toujours les sales gosses qui gâchent tout par leur maladresse et leur grossièreté ?
Un amour qui n’inclurait pas quelque chose de la crainte serait finalement une manière de se prendre pour le centre de la relation, supposer quel doit être le Dieu qui nous fréquente, décider à sa place de ce qui est bon pour nous, excuser nos défaillances, nous plaindre de ce que nous ne comprenons pas dans son attitude, marchander notre obéissance à sa volonté. Pauvre amour que celui-là ! Saint Jean, sans employer le mot de crainte, exprime merveilleusement cette vérité : « Voici comment nous savons que nous le connaissons : si nous gardons ses commandements » (1 Jean 2,3) !
La crainte est le remède à ce qui est le plus nuisible à l’amour, l’incapacité d’accueillir l’autre pour ce qu’il est, chercher à le réduire à nos attentes et à nos besoins. Gardons la délicatesse de l’amour !