Lui qui est comme mon cœur
Le petit billet adressé par saint Paul à son ami Philémon est un trésor caché au milieu des grandes lettres riches en doctrine de l’Apôtre. Nous pénétrons grâce à lui dans un aspect important de la société romaine de ce temps-là, où l’esclavage était une réalité malheureusement bien établie. Surtout dans les villes, la population servile était en nombre considérable et, outre la domesticité, elle assumait une part importante de la vie économique. Saint Paul nous parle en plusieurs occasions de l’esclavage, mais c’est plutôt pour rappeler aux maîtres et aux esclaves leurs devoirs réciproques (voir par ex. Colossiens 3,22-4,1). Et c’est cela qui nous étonne : nulle part il ne semble s’élever contre l’injustice faite à des êtres humains qu’on a privés de leur liberté. C’étaient plutôt les Stoïciens qui à l’époque avaient sur ce point des positions réformatrices.
La lettre nous fait entrer dans le vif d’une situation angoissante : Philémon est un riche habitant de Colosses dont la maison abrite les réunions de la communauté chrétienne fondée par Paul. Onésime, qui est un de ses esclaves, s’est enfui de chez son maître pour aller rejoindre Paul qui était à l’époque en prison sans doute à Césarée, mais apparemment assez libre de ses mouvements, puisqu’il a pu catéchiser puis baptiser Onésime. Or un esclave fugitif encourrait la peine de la crucifixion s’il était rattrapé. On comprend qu’Onésime n’ait guère eu envie de revenir vers son maître. Pourtant Paul le renvoie à Philémon porteur d’un message de lui.
La lettre qu’il écrit à celui-ci (et qui a certainement obtenu son effet, sinon elle n’aurait pas été conservée) est un ardent plaidoyer pour qu’il pardonne à Onésime sa fugue, mais surtout qu’il l’accueille comme un frère très cher. Paul y met toute sa tendresse pour l’un comme pour l’autre. Il ne commande pas, car il veut que le geste vienne de Philémon sans qu’il y soit contraint. Mais il partage sa conviction que le Christ établit de nouveaux rapports entre les êtres.
Pour certains, ce n’est pas assez. Pourquoi faire reposer sur la charité, ce qui devrait être une revendication de la justice ? Plus tard (trop tard sans doute) l’Eglise déclarera que l’esclavage est une atteinte particulièrement grave à la dignité humaine, pourquoi Paul ne parle-t-il ce langage ? Sans doute parce qu’il n’aurait pas été entendu et que les chrétiens, qui sont encore une poussière dans l’Empire romain, n’auraient rien pu changer à la législation en vigueur.
Mais surtout parce que la législation est une chose et que les mœurs en sont une autre. On peut faire toutes les lois qu’on veut, si les cœurs ne changent pas, on reconstituera sous d’autres noms les rapports d’oppression, si bien établis entre les êtres humains. Paul a préparé la suite en s’attaquant au cœur du problème : en plaidant pour une vraie fraternité dans le Christ, il a modifié la donne. Le changement qu’il induit ne peut pas manquer de se répercuter sur la vie quotidienne, amener un autre regard sur l’esclave, qu’on ne peut plus considérer comme un simple instrument. Le chemin sera encore long avant que la diffusion du christianisme dans la société de l’antiquité tardive permette un vrai recul de la condition servile. Mais ce moment arrivera, même s’il y aura après des rechutes.
Le christianisme a su à certains moments dicter aux responsables politiques leur devoir et provoquer de vrais changements dans la société, mais là où il excelle, incontestablement, c’est (quand il est vigoureux) l’action qu’il opère sur les cœurs et les mentalités, provoquant une émulation de sainteté et déchaînant les générosités, bousculant les égoïsmes, inspirant le respect des faibles…