Présence ou signe de la présence ?
Un malentendu durable continue d’exister entre deux tendances entre lesquelles se partagent les catholiques d’aujourd’hui relativement à l’eucharistie. Il y a tous ceux, anciens ou plus jeunes, qui ont découvert ou redécouvert la splendeur du don que nous fait le Christ à travers ce sacrement : « ceci est mon corps ! », « ceci est mon sang ! » : Jésus est là, il est vraiment-là ! Ils courent, ils volent vers les lieux où est exposé le Corps très saint du Sauveur… Mais, en même temps, il y a toute une aile dans l’Eglise qui se veut critique de cette manière de faire, on nous renvoie à saint Paul, qui ne souffle mot de la présence, mais dit plutôt : « quand vous mangez ce pain et que vous buvez cette coupe, vous proclamez la mort du Seigneur, jusqu’à ce qu’il vienne » (1 Corinthiens 11,26), « puisqu’il y a un seul pain, la multitude que nous sommes est un seul corps, car nous avons tous part à un seul pain » (10,17). Selon cette ligne, il n’y aurait pas tant à s’arrêter à la matérialité de l’hostie et du vin dans le calice qu’à reconnaître là un signe fort de l’engagement du Christ qui nous invite à former ensemble l’ébauche de son Royaume, en nous réunissant dans la charité autour de ces humbles réalités de notre monde.
Je me souviens qu’au moment où paraissait la dernière encyclique du pape Jean-Paul II, « l’Eglise vit de l’eucharistie », un quotidien catholique avait titré : « une encyclique du 13e siècle ! », tant il semblait évident à l’auteur de l’éditorial que le langage du pape polonais était totalement décalé par rapport aux « avancées » de la théologie depuis le Concile Vatican II : confondre le « signe » et la « réalité » n’est-ce pas aberrant, et même dangereux ? C’est du fétichisme ! Sans aller jusque-là, on nous rappelle volontiers que la pratique de l’adoration n’a pas toujours existé dans l’Eglise et qu’elle n’est pas universelle, puisque nos frères d’Orient (tout en croyant à la présence réelle) ne se sont jamais arrêtés sur le « miracle » de la transsubstantiation ?
Au lieu de se livrer à une vaine polémique, si on essayait de comprendre, de se comprendre ? L’eucharistie comme les autres sacrements est un signe, c’est vrai, et à travers elle Dieu nous signale ce qu’il vient faire en nous et pour nous : nous réunir par amour en un seul corps en son Fils, prémisse de notre rassemblement éternel. Mais puisqu’il s’agit de corps et qu’il s’agit d’amour, le Christ ne se contente pas de déclarations et de promesses, il agit, il se donne. Et de la manière la plus extrême. « Il n’y a pas d’amour sans preuve d’amour » disait Pierre Reverdy. Jean Paul II, précisément lui, a osé une « théologie du corps » où il met en valeur la « signification nuptiale du corps » : le don des époux est ce seul don où on n’offre pas quelque chose, mais on se donne soi-même. Tous les autres, une fois qu’on les a reçus, se détachent peu à peu de l’offrande qui les a portés pour devenir une propriété, un bien dont on use à son gré. Pourrait-on faire pareil avec l’être aimé qui s’est donné lui-même en toute confiance? C’est bien pourquoi saint Paul considère comme incompatible le rapport avec une prostituée et la réception du corps eucharistique du Seigneur (1 Corinthiens 6,15-16) : face à la profanation du don, il y a le lien « spirituel » que nous avons avec Jésus – « spirituel », « oint de l’Esprit » ne voulant pas dire désincarné, car le « Seigneur est pour le corps et le corps est pour le Seigneur » (6,13).
C’est avec des cœurs chauffés à blanc par ce lien personnel avec le Christ que pourra se construire le Corps mystique du Christ. L’Eglise pour laquelle le Christ a souffert n’est pas un agrégat d’individus ayant des convictions communes, c’est une circulation de grâce et de lumière entre ceux qu’il appelle ses amis : c’est à l’heure où nous sommes comme tirés hors de nous-mêmes par l’amour de Jésus-Christ que nous pouvons être connectés, l’Esprit Saint aidant, à ce courant et, là, mettre tout en commun, comme les premiers disciples…